Deuxième tableau
Une salle de cours rudimentaire
Scène première
BORIS - ANTON - IGOR - PAVEL - VELOKIAN
BORIS
Toujours la même chose !
PAVEL
D'abord toutes les semaines, puis deux fois par semaine, et maintenant presque tous les jours.
IGOR
Cela devient intolérable.
VELOKIAN
Pourquoi croyez vous qu'on vous envoie passer deux ans dans l'armée ?
ANTON
Pour servir le pays.
VELOKIAN
Et comment prétendez vous servir votre nation si vous ne comprenez pas la pensée soviétique ?
IGOR
On commence à la connaître la pensée soviétique ! Nous allons bientôt pouvoir vous réciter les oeuvres de Marx et de Lénine par coeur.
VELOKIAN
Vous n'en saurez jamais assez. « L'état et la révolution » devrait être votre livre de chevet, votre Bible. Tiens ! A ce propos, où est encore passé Moïsséiev ?
BORIS
Il a peut-être oublié de se lever.
IGOR
Pas étonnant, avec la nuit qu'il a menée.
PAVEL
Une nuit sulfureuse !
ANTON
Une nuit dantesque !
BORIS
Une nuit vésuvio-strombolienne !
IGOR
Et quel est le thème de cette conférence marxo-lénino-trotsko-stalino-khrouchtchevo-kossiguino-
brejnievienne ?
VELOKIAN
« La publicité, fer de lance du capitalisme américain ». Elle devrait être déjà commencée depuis vingt minutes. Que fabrique ce commandant Leonov de malheur ? Les officiers devaient montrer le bon exemple à la troupe.
IGOR
Il attend Moïsséiev.
VELOKIAN
Celui-là, il va encore ramasser deux semaines de cachot, il ne les aura pas volées.
PAVEL
Le voici justement qui s'amène.
VELOKIAN
Leonov ?
IGOR
Mais non ! Moïsséiev.
(Entre Vania)
scène II
BORIS - ANTON - IGOR - PAVEL - VELOKIAN - VANIA
VELOKIAN
Eh bien ? Soldat Moïsséiev ? On ne vous a jamais appris la ponctualité ? Où étiez-vous encore passé ?
PAVEL
Il était dans son lit.
BORIS
Mais non ! Il n'était pas dans son lit. Il s'est levé comme nous. Après la douche il a filé en douce et on ne l'a plus revu.
VELOKIAN
Mais où étiez-vous donc ? Staline de Staline !
VANIA
Je suis infiniment confus, sergent. Je n'ai pas d'excuses. J'ai simplement oublié l'heure. J'ai même manqué le petit déjeuner. Quand on est dans la présence de Dieu, on oublie le cours du temps.
VELOKIAN
Vous aimez vraiment les ennuis ! Bon ! Nous verrons cela plus tard. Asseyez-vous avec vos camarades et attendez, comme tout le monde.
ANTON
Qu'est-ce qu'on attend ?
BORIS
Ça ne sert à rien d'être à l'heure.
VELOKIAN
Silence ! Taisez-vous.
ANTON
Ce Leonov qui n'arrive toujours pas !
BORIS
Et Ivan qui nous raconte qu'il était dans la présence de Dieu ! Il était en dévotions ! Tu es vraiment un bel hypocrite.
VANIA
Pourquoi ça ?
BORIS
Où es-tu donc allé filer cette nuit ?
VANIA
Cette nuit ? Mais voyons, dans mon lit.
BORIS
Dans ton lit ? Tu nous prends pour des poires, où tu te fiches de la nôtre ?
VANIA
J'ai même fait un rêve merveilleux. Hélas, tous les beaux rêves se terminent en désillusion. Et l'on atterrit sans parachute sur le châlit.
BORIS
Mais bien sûr. Il n'y avait personne dans ton pucier pendant une bonne partie de la nuit. Tu étais peut-être caché dessous.
IGOR
Ne vas pas nous raconter que tu es allé prêcher en ville, comme c'est ta coutume dès que tu as une heure de libre. A l'heure à laquelle tu es sorti, tous les prêcheurs sont couchés.
VANIA
Vraiment, je ne comprends pas.
BORIS
Tu n'es pas plus chrétien que nous autres.
IGOR
Tu es allé aux filles.
VANIA
Je ne suis pas sorti.
BORIS
Le sergent Velokian était justement de garde cette nuit. Il a forcément surpris tes allées et venues. A moins qu'il fût endormi.
VELOKIAN
Je ne dors jamais quand je suis de garde, et je suis frais comme une bonne bière le matin pour assister au cours d'instruction politique. Si quelqu'un avait voulu entrer ou sortir, que ce soit par la porte, par la fenêtre, par la cheminée ou par les gouttières, je l'aurais intercepté. Personne n'est entré, personne n'est sorti. Ni Moïsséiev, ni personne d'autre.
BORIS
Vous en êtes bien certain ?
VELOKIAN
Vous me prenez vraiment pour une cruche ? Ferez quatre jours.
BORIS
Mais ce n'est pas juste !
IVAN
J'ai compris ! J'ai cru voyager en rêve. Mais je suis réellement parti en voyage. Pas en bateau, ni en avion, ni même en spoutnik. C'était beaucoup plus rapide que cela.
IGOR
Es-tu parti en Amérique, voir ton copain Billy Graham ?
VANIA
Bien plus loin que l'Amérique.
VELOKIAN
Et Leonov qui n'arrive pas !
IGOR
Il ne viendra plus.
ANTON
Alors, allons-nous-en.
VELOKIAN
Pas question. Nous devons rester ici pour l'instruction. Quand même nous n'avons pas d'instructeur pour nous instruire.
BORIS
Dans ce cas, nous pourrions nous instruire les uns les autres.
PAVEL
Choisissons un thème.
BORIS
L'influence du capitalisme sur les comportements bourgeois.
PAVEL
Oh ! Non ! Assez ! On nous en rebat les oreilles tous les jours, du capitalisme.
IGOR
L'influence du marxisme sur la classe prolétarienne.
PAVEL
C'est pareil ! On en mange à tous les repas : borchtch au Marx, rôti de Lénine à la sauce Trotski, tarte à la Staline, et dans ton café, un ou deux morceaux de Brejniev.
IGOR
Alors ? Qui propose un thème original ?
ANTON
Le dieu des communistes et le Dieu de Vania.
VELOKIAN
Ça c'est un bon sujet !
IGOR
Et d'abord, qui est le dieu des communistes ?
BORIS
Staline, évidemment. Il est digne de louange, on lui adresse des prières, on lui chante des cantiques :
Nous recevons notre soleil de Staline,
Nous recevons notre vie heureuse de Staline...
Ô maître sage ! Génie des génies !
Soleil des ouvriers, Soleil des paysans, Soleil du monde !
IGOR
C'est vrai. On lui adresse même des jurons.
ANTON
Oui, quand le sergent s'énerve : « Staline de Saline ! »
VELOKIAN
Assez de bêtises ! Stal... ! Euh ! Et qui est le Dieu de Vania ?
VANIA
Il n'a pas seulement donné le soleil, il l'a créé. Ainsi que le reste de l'univers. Staline est mort, l'Eternel est vivant.
PAVEL
Raconte-nous tons escapade de cette nuit. Ta promenade entre les galaxies.
VANIA
Les feux étaient éteints, les soldats dormaient, je dormais, tout le monde dormait. J'entends une voix qui m'appelle : « Ivan. » Je me retourne dans mon lit. Je me rendors. La voix m'appelle de nouveau : « Ivan, lève-toi. » Alors, je me réveille tout à fait. Quel émerveillement ! Il était ici face à moi. Un ange. « Habille-toi » - me dit-il - « nous partons. »
PAVEL
Un ange ? Es-tu sûr que ce n'était pas le sergent.
VANIA
Ce n'était pas le sergent. Il était beau, très beau.
VELOKIAN
Merci pour moi.
ANTON
Quelle était l'envergure de ses ailes ?
VANIA
Il n'en avait pas.
VELOKIAN
Alors, comment sais-tu que c'était un ange, hormis le fait qu'il était plus beau que moi ?
VANIA
Il n'avait pas une apparence humaine, il était limpide comme un diamant, pur comme du cristal.
IGOR
Tu pourrais écrire des contes fantastiques. Et après ?
VANIA
Après. La pesanteur a brusquement disparu. Nos pieds se sont détachés du sol. Le plafond de la chambrée et le toit de la caserne se sont ouverts. Nous nous sommes envolés vers une planète inconnue.
BORIS
Là vraiment, tu nous prêches des inepties. Tout le monde sait qu'il n'y a pas d'air dans l'espace.
VANIA
Je le sais aussi, mais pourtant, je respirais.
BORIS
Arête de mentir, Gagarine. Si l'on lance un ballon de football dans l'espace, il explose.
VANIA
C'est exact, mais il ne m'est rien arrivé.
BORIS
Ensuite ?
VANIA
Sur cette planète, j'ai vu d'impressionnants personnages voler à notre encontre : l'apôtre Jean, le prophète Jérémie, le prophète Daniel. J'ai vu aussi Moïse et Josué. Puis, l'ange me fit voir de loin les lumières de la cité céleste. Oh ! Mes chers camarades. Si vous saviez quelle cité radieuse est réservée aux élus ! Si seulement vous acceptiez de croire ! Je sais que dans peu de jours, je pourrais enfin pénétrer cette ville merveilleuse que je n'ai qu'entrevue, et dont Christ est le prince !
BORIS
Tu nous en as assez décrit. Tu es un illuminé, comme Thérèse de Lisieux.
IGOR
Il n'y a pas de Dieu. Popes et évêques sont des manipulateurs.
PAVEL
Mais tout de même. L'univers est bien venu de quelque part. Même Voltaire, philosophe athée, ne comprenait pas qu'une horloge ait pu se concevoir sans horloger.
ANTON
Mais bien sûr. L'horloger, c'est la matière. La matière a surgit du néant et du hasard. Elle s'est mise à créer des cellules vivantes, qui par un prodigieux hasard se sont multipliées durant des milliards d'années jusqu'à la production d'une humanité intelligente.
VANIA
N'as-tu pas entendu parler ce cet événement fabuleux qui s'est produit à Moscou ?
ANTON
A Moscou, il se produit un événement fabuleux tous les jours.
VANIA
Oui, mais celui-là mérite notre attention. La semaine dernière, une explosion s'est produite dans une imprimerie.
ANTON
Il y a toujours quelque chose qui explose à Moscou.
VANIA
Certes. Mais quand c'est une imprimerie qui explose, les caractères, les ramettes et les bouteilles d'encre volent dans tous les sens. Or, cette fois-ci, toutes ces choses en retombant, par un hasard remarquable, ont produit les oeuvres complètes de Tolstoï, en dix-huit volumes, le tout mis en page et sans coquille. Il ne restait plus qu'à relier.
ANTON
L'imprimeur y a trouvé son compte.
BORIS
Ce n'est pas possible, une histoire pareille !
ANTON
Tu nous racontes des billevesées !
VANIA
Tu ne lis pas la « Pravda » ?
BORIS
Moi je n'y crois pas.
VANIA
Tu as bien raison de ne pas y croire. Ce n'est pas vrai.
BORIS
Mais alors pourquoi tu nous dis ça ?
VANIA
Vous êtes suffisamment intelligents pour ne pas croire cette histoire invraisemblable, et vous avez assez peu de discernement pour croire que l'univers, infiniment plus complexe que la science de Tolstoï, s'est auto créé par hasard.
IGOR
Celle-là, tu nous la copieras.
VELOKIAN
Tu prétends que ton Dieu est tout puissant. Il est donc plus puissant que notre chef, le capitaine Platonov.
VANIA
Ça c'est évident !
VELOKIAN
Alors, écoute-moi bien. J'ai absolument besoin d'une permission cette semaine pour renter chez moi, à Erevan. C'est pour une raison privée, mais elle m'est absolument nécessaire, et cet âne de Platonov refuse totalement de comprendre, et par la même occasion, refuse aussi de me laisser partir. Si ton Dieu est capable de tirer cette mule et me faire obtenir cette permission, je te le promets, je croirai en lui. Je deviendrai chrétien.
VANIA (à part)
Seigneur ! Quel piège !
Voix de DIEU
Dis-lui que je peux le faire.
VANIA (à part)
Oh ! Alléluia !
(À Velokian)
Eh bien, oui. Rien n'est impossible à Dieu. Tu auras ta permission.
VELOKIAN
J'ai lancé un défi à ton Dieu. Il a intérêt à répondre.
VANIA
Seulement, il y a une petite condition.
VELOKIAN
Laquelle ?
VANIA
Eteins ta cigarette.
VELOKIAN
Voilà.
VANIA
Ensuite, prends ton paquet et détruis-le. Tu verras, tu n'en respireras que mieux.
VELOKIAN
Tu crois ? Bon !
(Il brûle son paquet de cigarettes.)
Et c'est tout ?
VANIA
C'est tout.
(Entre Platonov)
scène III
BORIS - ANTON - IGOR - PAVEL - VELOKIAN - VANIA - PLATONOV
PLATONOV
Sergent Velokian !
VELOKIAN
Présent !
PLATONOV
Alors, mon gaillard ! Tu ne m'avais jamais dit que tu étais un ami intime du général Garolavski.
VELOKIAN
Du général Garolavski ? Moi ? Première nouvelle ! Je n'ai pas cet honneur. Je ne l'ai jamais vu et je ne le connais pas.
PLATONOV
Le général vous connaît bien, en tout cas. Il vient de me téléphoner d'Odessa rien que pour demander de vous envoyer en permission.
VELOKIAN
C'est un rêve. Je n'y crois pas. Merci mon capitaine.
PAVEL
Hum...
VELOKIAN
Et merci Vania.
VANIA
Et merci Seigneur. En premier lieu. Et n'oublie pas ta promesse.
PLATONOV
Mais filez donc, Velokian. Vous devriez déjà être dans le train.
VELOKIAN
Staline de Staline !
(Il sort).