Scène IV
BORIS - ANTON - IGOR - PAVEL - VANIA - PLATONOV
PLATONOV
Dites-moi : Comment s'est déroulé votre cours d'instruction politique ?
IGOR
Plutôt tranquille.
PLATONOV
Tranquille ?
BORIS
Votre commandant ne s'est pas pointé.
PLATONOV
Alors qu'avez-vous fait ?
ANTON
Nous nous sommes instruits tous seuls.
PAVEL
Nous avons parlé de religion.
PLATONOV
J'espère que ce prophète de malheur ne vous a pas influencé.
PAVEL
Tout ce qu'il nous a dit s'est réalisé. C'est peut-être un vrai prophète.
BORIS
Il voyage dans l'espace avec des anges.
IGOR
Il entend la voix de Dieu lui parler.
PAVEL
Il aurait dû être mort de froid. Et il tient une forme athlétique.
IGOR
J'aimerais bien connaître son secret.
ANTON
En tout cas, jamais plus je ne moquerai de sa foi.
PLATONOV
Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Vous avez encore fait du beau travail, Moïsséiev !
PAVEL
Ce n'est pas sa faute. C'est nous qui l'avons provoqué.
PLATONOV
Nous reparlerons de tout cela plus tard. En attendant, allez travailler. Quant à vous, Moïsséiev, attendez-vous encore à bivouaquer quelques nuits sans bivouac.
VANIA
Nous sommes au printemps, ça ne me dérange pas.
PLATONOV
Oui, bon, ça va !
(Les soldats sortent, reste Platonov.)
Scène V
PLATONOV - MALCINE
PLATONOV
On nous envoie ces gars-là pour en faire des héros ! Nous sommes censés les éduquer, les rééduquer, et leur inculquer la pensée de Lénine, et les voilà embarqués dans de puériles histoires de miracles et de prophéties ! Il va être fier de nous, le général. Et moi je vais pouvoir dire adieu à mon quatrième galon. A moins que ce Moïsséiev m'en fasse un beau, de miracle.
(Entre Malcine.)
MALCINE
Capitaine Platonov ! Je viens d'entendre le général Garolavski au téléphone. Il est furieux. Qu'est-ce encore que cette affaire de permission au sergent Velokian ?
PLATONOV
Mais mon colonel ! Je n'ai fait qu'obéir à son ordre.
MALCINE
Et vous ne trouvez pas cela curieux ?
PLATONOV
Que Velokian ait des amis à l'état major ? Évidemment, cela me surprend. D'autant plus que lui-même n'avait pas l'air de le savoir.
MALCINE
Le général n'a jamais donné cet ordre. Et il n'apprécie pas du tout qu'on se serve de son nom à son insu. Allez me chercher Velokian. Sa permission est suspendue.
PLATONOV
Il est déjà loin.
MALCINE
Vous pouvez dire adieu à votre quatrième gallon, c'est moi qui vous le dis, à moins d'un miracle. A ce propos, allez me chercher Moïsséiev.
PLATONOV
A vos ordres, mon colonel.
(Sort Platonov.)
Scène VI
MALCINE
C'est encore un coup de ce Moïsséiev ! Qu'a-t-il encore inventé ce bougre-là ? J'aimerais être en aussi bon terme avec Brejniev que lui avec son bon Dieu. Il a encore fait une incantation, et son Dieu est allé dire deux mots au général qui s'est subitement pris pour Jeanne d'Arc, et s'est aussi subitement ressaisi. Nous voilà propres ! Qu'est-ce que je vais lui dire, moi, à Garolavski ? Platonov va être promu sous-lieutenant et moi capitaine. Ça ne peut plus durer. Il va falloir sévir. Ah ! Voilà notre saint auréolé.
(Entrent Platonov et Vania.)
scène VII
MALCINE - PLATONOV - VANIA
MALCINE
Soldat Moïsséiev ! Vous êtes la honte de ce régiment ! Vous êtes la honte de l'armée Rouge ! Vous êtes la honte de l'Union Soviétique !
VANIA
Mon colonel, en quoi ai-je manqué à mon devoir de soldat ?
MALCINE
Pas d'insolence ! Et parlez-moi de la permission de Velokian. Vous êtes dans le coup, bien entendu.
VANIA
Mais mon colonel, je n'ai été complice en quoi que ce soit dans cette affaire.
MALCINE
N'essayez pas de me faire retomber la faute sur le diable ou le bon Dieu.
VANIA
Je n'ai guère d'autre explication. Le sergent Velokian m'a dit comme ça : « Si ton Dieu est aussi puissant que tu l'affirmes, peut-il me faire accorder une permission ? » J'ai d'abord posé la question à mon Père.
MALCINE
Parce que votre famille est dans la combine ?
PLATONOV
Son Père céleste.
MALCINE
Bien. Continuez.
VANIA
Les réponses du Père céleste sont souvent plus rapides que les circulaires de l'état-major. J'ai donc répondu par l'affirmative. A peine avais-je fini de parler que le capitaine Platonov avait reçu un appel d'Odessa. Et le sergent partait en permission.
MALCINE
Qui a appelé d'Odessa ?
PLATONOV
Le général Garolavski.
MALCINE
Ne me prenez pas pour un idiot, Platonov. Le général ne vous a jamais appelé, encore moins pour offrir sur un plateau une permission à cet imbécile. Je répète ma question : Qui vous a appelé ?
PLATONOV
Je ne sais pas.
MALCINE
C'est un canular de bidasse !
PLATONOV
Je ne sais pas.
MALCINE
Et vous avez couru comme un bleu !
PLATONOV
Je ne sais pas.
MALCINE
Vous n'êtes pas loin de la cour martiale.
PLATONOV
Je suis confus.
MALCINE
A moins que ce ne soit signé Céleste. Le père de Moïsséiev.
PLATONOV
Je ne sais pas.
MALCINE
Eh bien ! Répondez, Moïsséiev ! C'est à vous que je m'adresse.
VANIA
Sauf le respect que je vous dois, mon Colonel, cela me paraît possible.
MALCINE
Cela vous paraît possible ! Tout est possible à celui qui croit ![1] C'est ce que vous dites tous les jours. Dieu vous parle ! Dieu parle à Platonov, en contrefaisant le ton du général. Votre Dieu est un drôle de farceur.
VANIA
Mon colonel, quand vous entendrez sa voix, n'endurcissez pas votre coeur.
MALCINE
Arrêtez, Moïsséiev ! Je suis las de vous entendre prêcher. Nous savons ce que vous faites lorsqu'on vous donne quartier libre. Au lieu de vous remplir de Vodka avec vos camarades, ou de vous donner du bon temps avec les filles, vous allez rejoindre en ville une église souterraine : une communauté non enregistrée, et vous y chantez des cantiques, vous y lisez l'Ancien et le Nouveau Testament, vous y priez, vous y louez, vous y prêchez.
VANIA
J'y prends beaucoup plus de plaisir que pourraient m'en donner les filles et la vodka, mon Colonel.
MALCINE
Eh bien ! Ce plaisir vous est interdit. Et nous y veillerons. Nous ne tolèrerons aucun écart. J'ai par ailleurs appris des choses très graves : Vous prêchez à des gens qui viennent dans votre secte par goût du risque ou par curiosité, et vous en avez persuadés un certain nombre d'abandonner le communisme pour devenir chrétiens.
VANIA
« Proclame la Parole, insiste, que l'occasion soit favorable ou non, convaincs, réprimande, encourage par ton enseignement, avec une patience inlassable. »[2] C'est ce que dit Paul de Tarse, mon maître en la matière. Il dit aussi : « Malheur à moi si je n'annonce pas la Bonne Nouvelle ! »[3]
MALCINE
Malheur à toi si tu en fais de nouvelles !
PLATONOV
Il paraît qu'il voyage dans le cosmos à dos d'ange, sans scaphandre.
MALCINE
Sornettes, balivernes, calembredaines et billevesées ! Écoutez-moi bien, Moïsseiev ! Nous ne pouvons plus tolérer vos écarts. Maintenant nous allons sévir. Notre principal souci, c'est que nous avons usé envers vous de toutes les stratégies possibles. Nous avons d'abord chargé vos camarades de chambrée de vous rééduquer, à coup de poings si nécessaire. Non seulement ils ont manqué leur mission, mais vous êtes plus ou moins parvenu à les endoctriner. Nous avons employé les moyens psychologiques : Nous vous avons convoqué sans répit à des entretiens et à des interrogatoire. En pure perte. Vous nous avez épuisé. Vous avez subi des châtiments corporels. Vous avez subi la pression de l'air, la pression de l'eau, la chaleur en été, le gel en hiver. Vous résistez à tout cela, mais vous n'êtes pas à l'épreuve des balles.
PLATONOV
Qui sait ! Il est indestructible.
MALCINE
Indestructible ! L'empire romain se croyait indestructible. L'empire tsariste également.
PLATONOV
Et pourtant, mon colonel. Si l'armée disposait d'hommes comme lui, résistant à toutes les souffrances morales et physiques, elle pourrait gagner bien des guerres.
MALCINE
Si tous les dissidents religieux sont comme lui, le Vatican va bientôt investir le Kremlin.
PLATONOV
Moscou, ville éternelle !
MALCINE
Approchez-vous donc, Moïsséiev, que je tâte un peu vos muscles... Vous n'avez rien de l'haltérophile.
PLATONOV
Mon colonel, n'avez-vous jamais entendu parler des martyrs de Lugdunum ?
MALCINE
Non.
PLATONOV
Parmi ces gaulois livrés aux fauves se trouvait une jeune fille si fragile ! Elle a subi tous les outrages, les pires tortures, le fouet, le fer rouge. Aucun de ces souffrances ne lui fit renier sa foi. Et quand le taureau lui a porté le coup de corne mortel, elle était encore en louange. Elle était si fragile...
MALCINE
Dommage que nous n'ayons plus ni lions ni arènes ! Voici donc ce que j'ai décidé pour vous, soldat Moïsséiev. Étant donné que nos moyens de pression sont inefficaces et que vous persistez insolemment dans vos convictions, nous allons relâcher cette pression. Plus d'interrogatoires, plus de combinaisons de caoutchouc, plus de nuits passées dans la neige en bras de chemise. En bref, nous vous accordons une trêve. Êtes-vous content ?
VANIA
Oui, mon colonel.
MALCINE
Comme vous vous en doutez, il y aura une contrepartie. Nous sommes aujourd'hui le quinze avril, dans trois mois, nous serons le quinze juillet.
VANIA
Excellent calcul.
MALCINE
Donc, jusqu'au quinze juillet, vous ne sortirez pas d'ici. Pas de quartier libre, encore moins de permission. Nous n'avons aucune envie d'entendre dire que toute la ville de Kertch a été christianisée par un élément de notre unité que nous sommes incapables de contrôler. D'autre part, je vous impose un ultimatum. Vous avez trois mois pour réfléchir. Nous nous rencontrerons une fois par semaine pour faire le point de votre réflexion. Si le quinze juillet vous n'avez pas pris la bonne décision, si vous n'avez pas rejoint le bon troupeau, celui des serviteurs de Lénine, nous servirons contre vous de la manière la plus répressive. M'avez-vous bien compris ?
VANIA
Mon colonel. Toutes les bombes et toutes les armes de l'armée soviétique ne pourront détruire ma foi.
MALCINE
J'ai dit trois mois, camarade Moïsséiev. Pas un jour de plus. Le quinze juillet, vous me donnerez votre réponse. Le seize juillet, vous serez communiste, ou vous serez mort.
[1] Marc 9.23
[2] 2 Timothée 4.2
[3] 1 Corinthiens 9.16
RIDEAU