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Ramuz retrouvé

Publié le 28 janvier 2017 par Jlk

Ramuz retrouvé
Deux forts volumes de La Pléiade marquent l’entrée du plus grand des écrivains romands dans le club des « immortels » de la littérature.


«Qu’aurait fait Eschyle s’il était né en 1878, quelque part dans mon pays, le pays de Vaud », se demandait le jeune Ramuz en songeant à sa propre vocation. Naïve ou présomptueuse question ? Plutôt celle d’un futur écrivain recherchant un thème digne de l’absolu auquel il entendait se vouer. Quelques années plus tard, il écrivait ainsi une première tragédie sous la forme d’un bref roman d’un noir étincelant: Aline, rappelant la Douce de Dostoïevski et qui n’a pas pris une ride à un siècle de distance. De la même façon, on pourrait dire que Jean-Luc persécuté est à la hauteur de Bernanos, que Les circonstances de la vie sont d’un Flaubert vaudois, que la bouleversante nouvelle du Cheval du Seautier est l’égale de Kholst Mier de Tolstoï, et ses personnages d’innocents égarés les frères de ceux de Faulkner. Or tous ces auteurs sont entrés aujourd’hui dans La Pléiade, comme l’est également Giono auquel on le compare.
Le paradoxe de Ramuz est qu’il reste méconnu du grand public français, sous-estimé des spécialistes, à peu près absent des librairies hexagonales. Dans son Introduction à l’édition de la Pléiade, Doris Jakubec montre bien comment Ramuz a été longtemps en relation avec la vie littéraire française (Gide, Maritain, Claudel ou Céline l’estimaient beaucoup) et ensuite « coupé de tout ». Par ailleurs, elle rappelle les divers malentendus qui l’ont fait classer « régionaliste» alors qu’il cherche l’homme élémentaire, et, sur la « motte » de son coin de terre, l’universel. Enfin, le genre du roman-poème, que Ramuz va développer de façon très personnelle, ne laissera de décontenancer. Archaïque apparemment, il fut un novateur dont on redécouvre aujourd’hui la fraîcheur et l’originalité du style.
Au styliste, notons que, de Gaston Cherpillod à Alice Rivaz, et de Georges Haldas à Jacques Chessex, ou d’Etienne Barilier à Jacques-Etienne Bovard, la reconnaissance de Ramuz n’a jamais failli chez les écrivains romands, de même que sa lecture « démocratique » s’est poursuivie tant bien que mal dans les familles et les écoles. Quant à la défense et à l’illustration critique de l’œuvre, elle a connu certaine constance à l’université, dans le sillage du professeur Gilbert Guisan, Doris Jakubec et, aujourd’hui, Roger Francillon et Daniel Maggetti, Philippe Renaud et Noël Cordonnier, Gérald Froidevaux et Alain Rochat entourés d’une équipe de chercheurs, ont entrepris ce fameux « Chantier Ramuz » qui aboutit parallèlement à l’édition semi-critique des vingt–deux romans en Pléiade et à la publication des trois premiers volumes du Journal, constituant le départ des Œuvres complète à paraître chez Slatkine.
Le trésor « de l’ombre »
Comme un Dürrenmatt, aux réécritures légendaires, Ramuz est de ces galériens de travail littéraire dont le « creusement » à fond de mine - ce que Doris Jakubec appelle « l’écriture de l’ombre » - a compté autant que la partie révélée. Or c’est ce labeur immense, et tout ce qu’il révèle des tâtons et des approches, mais aussi des choix décisifs menant à la publication, qu’éclaire aujourd’hui l’appareil critique des chercheurs. Ainsi, « autour » du texte lui-même, découvre-t-on les éléments de sa genèse, les circonstances biographiques de sa composition et les « retombées » de sa réception. On peut certes toujours lire Ramuz « tout nu », en s’en tenant au seul texte. Mais le travail accompli (et se poursuivant) par les chercheurs sur le matériau des 62.610 pages manuscrites constituant le « trésor » de La Muette, devrait alimenter une vraie « relecture » critique de l’œuvre autant que de l’homme Ramuz.
C.F. Ramuz. Romans I et II, Edition publiée sous la direction de Doris Jakubec. Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, deux volumes sous coffret de 1752 et 1796p.
C.F. Ramuz. Œuvres complètes. Journal I (1895-1903), Journal II (1904-1920), Journal III (1921-1947). Edition établie par Daniel Maggetti et Laura Saggiorato. Slatkine, 462p, 590p. et 586p.

Afin que vive Ramuz,
il faut le lire pour et contre

Ramuz retrouvé

La consécration de Charles Ferdinand Ramuz sur papier Bible et relié pleine peau nous enchante, comme une reconnaissance légitime, mais l’édition semi-critique de La Pléiade, et l’édition super-critique  des Œuvres complètes, chez Slatkine, vont-t-elles vraiment contribuer à la meilleure connaissance de cette œuvre en ce qu’elle a de plus tonique, voire de plus anticonformiste ? Inversement, va-t-on commencer de parler de ce que cette même œuvre a de parfois décevant, de répétitif ou de carrément discutable ? Les spécialistes se penchant sur son fonctionnement, ses modalités narratologiques ou autres « stratégies » formelles, sans parler des « campagnes » d’écriture de l’écrivain, ne vont-ils pas noyer le gros poisson vivant de cette œuvre si diverse ? En bref : va-t-on enfin lire vraiment Ramuz et en parler sans précautions ?  
Il y a quelques lustres, Etienne Barilier, sous le titre de Soyons médiocres, publiait un pamphlet où il s’en prenait à certaine fausse modestie très romande (et très suisse aussi), qui consiste à la fois à se flatter et à se dénigrer, à glorifier les morts pour ne pas voir les vivants, et par exemple à considérer Ramuz comme un « grand arbre », ce qui revient exactement à le neutraliser et à n’en dire rien.
Ramuz n’est pas un grand arbre mais un écrivain vivant, dont certains textes paraissent écrits ce matin, qui nous bouleverse quand il réinvente Roméo et Juliette avec La guerre dans le Haut-Pays, et qui nous désole quand, dans Le Grand Printemps, il affirme que ceux qui ne souffrent pas, du côté suisse du lac Léman, pendant que des jeunes gens meurent dans les tranchées (et Cendrars se fait amputer au même moment), endurent encore plus mais « moralement », n’est-ce pas, comme « à distance »…
Il y a beaucoup à dire de Ramuz : c’est un merveilleux poète du détail, un extraordinaire révélateur de réalité, un peintre de la beauté du monde (sa redécouverte de son pays par les yeux de Cézanne est un grand moment), un être de compassion et, de loin en loin, un véritable génie prémonitoire, comme l’illustrent ses essais ou ses fulgurantes Remarques ! Mais il y a aussi un Ramuz répétitif et phraseur, un homme de lettres confiné, un citoyen dont la vision de la Suisse ou du monde en devenir semble bien étriquée, un « rentré » qui creuse et un « mystique » qui tourne en rond.
Antoine Gallimard l’a dit nettement : la Pléiade ne doit pas être un Panthéon, à savoir un cimetière, mais une sorte de musée imaginaire de la littérature vivante, selon l’idée que s’en faisait Malraux en matière d’art. Nous pourrions ajouter, plus que musée: bibliothèque-agora, et pas que d’un club sélect ou académique.
Or comment faire lire Ramuz aujourd’hui ? Comment ne pas regretter qu’un mouvement plus ample et plus concerté ne suscite des publications en poche et rayonne dans les écoles ? Ramuz ne serait-il qu’une momie à embaumer ou le prétexte, pour de jeunes chercheurs, à travailler quelque temps « sur » un écrivain en de confortables conditions ?
De telles questions ne voudraient pas dénigrer un vaste chantier, mais poser le problème de la lecture d’une œuvre proche, en relation avec une littérature vivante, dont les conditions de vie sont de plus en plus précaires.
Le chantier pharaonique de Ramuz est défendable s’il engage une défense de la culture vivante de ce pays, faute de quoi nous nous tournerons vers Stress : qu’il nous fagote vite fait le rap de Ramuz, et qu’on n’en parle plus…  


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