LUNDI 13 FÉVRIER
– Bonjour, madame Kervella.
– Bonjour, professeur ! Qu’est-ce que je vous sers ?
– Rien de trop fort, j’ai fêté l’anniversaire d’une amie ce week-end…
– Je vois : pas d’humeur à se taper une deuxième cuite !
– Pas du tout ! Tenez, d’ailleurs, lundi, j’ai assiste à une soutenance de thèse intéressante…
– On voit que vous avez du temps à perdre !
– Hin, hin, c’est malin ! Enfin bref, c’était Gaël Le Roux, un enseignant qui travaille en Irlande et qui en a tiré une thèse sur l’alcoolisation des étudiantes irlandaises, avec plein d’observations étonnantes : par exemple, figurez-vous que ces jeunes filles font relativement peu de cas des effets néfastes, à long terme, de l’alcool sur leur santé et redoutent plutôt les effets à court terme comme la prise de poids…
– Ça, c’est normal : vous n’arrêtez pas de le rabâcher, quand on est jeune, on n’a pas la même notion du temps que quand on est vieux, alors pour elles, le temps où elles seront aussi grosses et moches que leurs mères, c’est pour dans un millénaire !
– Elles ont aussi peur qu’on profite de leur ivresse pour les violer…
– Oh ben ça, elles peuvent être tranquilles : plus l’alcool les fera grossir et moins elles risqueront de faire bander un mec !
– Non mais ? Vous n’avez pas honte ?
– Mais non, c’est parce que je suis une femme : alors je peux me permettre de balancer des balourdises qui vous vaudraient d’être traité de gros macho si vous les profériez ! Bon, un jus de poire, ça vous dirait ?
MARDI 14 FÉVRIER
– Ça ira, merci.
– Et l’affaire Théo, vous en pensez quoi ?
– J’en pense que ça prouve que plus on a recours à la répression dans les banlieues, plus il y aura de violences…
– …mais plus il y aura de violences dans les banlieues, plus on y aura recours à la répression sous la pression conjuguée des bonnes gens qui n’ont leurs informations que par TF1 et de leurs élus qui sont plus soucieux de se faire réélire que d’assurer la sécurité des citoyens.
– Je ne vous le fais pas dire ! Et pourtant, pour en finir avec ce cercle vicieux, il suffirait de traiter les banlieusards, y compris les petites frappes, comme des êtres humains à part entière et non pas comme des défouloirs vivants pour policiers frustrés de ne pas avoir d’actions héroïques à se mettre sous la dent !
– Ce n’est pas avec des « il suffirait » qu’on résout les problèmes, prof !
– Mon « il suffirait » à moi est toujours plus réaliste que ceux des piliers de bar aux yeux desquels « il suffirait » de mettre dix flics à chaque coin de rue !
– Pas faux…
MERCREDI 15 FÉVRIER
– Vous vous souvenez de mon article sur les pirates informatiques ?
– Un peu que je m’en souviens ! C’était le temps où vous faisiez encore montre de verve mordante et d’ironie grinçante, où la trouille du FN n’avait pas encore étouffé votre causticité, où vous écriviez autre chose que des conversations minables avec une bistrotière de quartier qui tient lieu de substitut de la figure maternelle pour votre petite personne qui n’a pas fait son Œdi…
– Bon, ça va, ça va ! Vous vous souvenez donc que j’y traitais en substance les mordus d’informatique, à commencer par les pirates, d’ados attardés impuissants, obèses, frustrés et, par-dessus tout, incultes, ce qui m’a valu des commentaires particulièrement acerbes ; et bien mercredi, j’assistais à un séminaire organisé par des doctorants et parmi les intervenants se trouvait Anne-Charlotte Perrigaud qui fait des recherches sur la cyberdéfense et qui nous faisait part de ses difficultés à lire les écrits des spécialistes de l’informatique étant donné que ces derniers ne sont tout bonnement pas habitués à écrire, y compris sur ce qui les passionne !
– Et alors ?
– Et alors ? Ne venez plus me dire que la caricature du geek incapable d’aligner deux mots en français est sans fondements !
– Vous en parlez à votre aise : vous savez écrire comme vous parler voire comme vous respirez, tout le monde n’a pas votre chance.
– Mais ce n’est pas inné, sacré nom de Dieu ! Ça s’acquiert, ça se cultive ! Mais évidemment, quand on joue à la Xbox en cours au lieu d’apprendre à écrire !
– Pfff ! Vous êtes incorrigible !
Anne-Charlotte Perrigaud vue par BlequinJEUDI 16 FÉVRIER
– Il n’y a pas que moi : il y a aussi tous ces experts qui traînent dans les ministères et qui apportent des solutions définitives sans rien connaître de la réalité à propos de laquelle ils prétendent légiférer ! Tenez, j’ai entendu dire qu’il serait question de rendre la scolarité obligatoire jusqu’à 18 ans…
– Vu la façon dont vous en parlez, vous n’êtes pas sûr de votre info !
– Non et je souhaite me tromper parce que, si c’est vrai, ce n’est pas malin : en ce qui me concerne, j’ai eu mon bac à 17 ans ! Je n’allais pas rester à l’école une année de plus !
– Vous étiez doué, mais il y a beaucoup de jeunes qui quittent le système scolaire dès 16 ans sans avoir de diplôme…
– Ça veut dire tout simplement qu’ils n’étaient pas faits pour les études ! Si notre société n’est pas capable de leur trouver une place, qu’elle n’en fasse pas payer le prix aux bons élèves en allant toujours un peu plus loin dans le nivellement par le bas ! J’en ai marre d’être traité comme une anomalie !
– Arrêtez un peu, vous parlez comme un auditeur d’Europe 1… C’est bien ce que je disais, la petite forme vous guette ! D’un autre côté, si vous écrivez ce texte après avoir arrosé l’anniversaire d’une amie, vous avez des excuses…
VENDREDI 17 FÉVRIER
– Tenez, puisqu’on en parle : pour me rendre à cet anniversaire, j’avais pris une réservation pour faire le trajet en car ; ils m’avaient bien dit qu’il y aurait un changement au niveau d’une commune, mais ils ne m’avaient pas dit que je serais alors pris en charge par un taxi ! Ils partaient du principe que c’était évident ! La dégradation du service public est visible à deux niveaux : non seulement on a recours a des sous-traitants mais en plus on informe mal les usagers !
SAMEDI 18 – DIMANCHE 19 FÉVRIER
– Là, vous parlez comme un de ces syndicalistes quinquagénaires qui se désolent que les jeunes ne se syndiquent plus… Vous êtes vraiment esquinté, prof ! Vous n’êtes pas un usager, vous êtes un usagé ! Finissez votre jus de poire et allez vous reposer, vous en avez besoin.