LUNDI 15 MAI
– Bonjour, madame Kervella.
– Bonjour, professeur ! Alors, quoi de neuf ?
– Pas grand’ chose de joyeux, en vérité : vous avez entendu parler de ce jeune homme, à Rennes, qui s’est tué en tombant par la fenêtre d’un septième étage ?
– Vaguement… Vous le connaissiez ?
– Moi, non, mais c’était le frère du meilleur ami d’une doctorante que je fréquente : cette jeune femme nous est arrivée à la faculté en larmes…
– Oh ! Je suis vraiment désolée pour elle… Mais dites donc, vous qui d’habitude vous gaussez des gens qui pleurent quand ils ont vent d’un triste fait divers, là, pour une fois, vous êtes bien obligé de faire profil bas !
– Je vous arrête tout de suite, ça n’a aucun rapport : quand une personne perd un proche dans des circonstances tragiques, je ne peux que m’associer à sa douleur qui est parfaitement légitime. Ce que je ne supporte pas, ce sont ces bons Français qui érigent ce genre d’affaire au rang de problème de société, par exemple en réclamant le rétablissement de la peine de mort dès qu’ils apprennent le meurtre d’un enfant : si on appliquait leur logique à ce qui s’est passé à Rennes, il faudrait demander que l’on mure toutes les fenêtres de France !
– Ah je comprends mieux : pour vous, ces gens-là n’en ont rien à faire de la douleur d’une famille qu’ils essaient de détourner pour imposer des idées !
– Voilà, c’est ça ! On reproche beaucoup aux politiciens d’avoir cette attitude récupératrice mais ces citoyens de base, pour qui ces drames humains ne sont que des arguments donnant un semblant de légitimité à leurs pulsions mortifères, ne valent guère mieux !
MARDI 16 MAI
– Oui, oui… Et à part ça ?
– À part ça, Elena Tikhomiova expose ses toiles à l’IMT Atlantique de Brest jusqu’au 12 juillet.
– C’est quoi l’IMT ?
– Une école d’ingénieur.
– Drôle d’endroit pour une expo de peintures, non ?
– Pas tant que ça si l’on tient compte du fait qu’Elena n’hésite pas à puiser dans les ressources de la technique pour trouver de nouvelles formes picturales : par exemple, certaines de ses peintures peuvent être vues en relief grâce au procédé Chromadepth.
– À vos souhaits !
– Très drôle ! Le procédé Chromadepth est une technique d’une simplicité désarmante : vous savez que la lumière blanche est composée des couleurs de l’arc-en-ciel, lesquelles deviennent visibles suivant la hiérarchie bien connue (rouge, orange, jaune, vert, bleu, mauve, indigo) grâce au prisme qui « casse » le spectre lumineux. Donc, si on regarde une image en couleurs avec des lunettes munies de « verres » ayant les mêmes propriétés que le prisme, les tons les plus proches du rouge apparaîtront au premier plan et les plus proches du bleu seront en retrait ! Pour qu’une toile soit vue en relief grâce à ce procédé, il suffit d’utiliser les couleurs en tenant compte de la hiérarchie de l’arc-en ciel. Le journal de Spirou avait publié des bandes dessinées colorisées suivant ce principe dans les années 1990…
– Houlà, attention : si vous vous mettez à parler de BD dans une expo de peinture, on va vous regarder de haut !
– Pas avec Elena dont l’approche de la peinture est tout sauf élitiste : sa théorie de l’art se résume à « la peinture, on l’aime ou on ne l’aime pas » !
Elena Tikhomirova devant ses oeuvres.MERCREDI 17 MAI
– Ben au moins, c’est facile à retenir… Et après ?
– Après, il y a eu le forum des doctorants en lettres et sciences humaines de Brest.
– Ça consiste en quoi ?
– Ça consiste à donner aux jeunes chercheurs une première occasion de s’exprimer en public sur leurs travaux : ça leur fournit un entraînement en vue des colloques, journées d’études et autres séminaires auxquels ils seront amenés à participer au cours de leur carrière universitaire. Ça permet aussi aux différentes disciplines de se rencontrer, de sorte que chaque doctorant peut bénéficier de l’éclairage de personnes extérieures à son domaine de recherche et, par la même occasion, s’assurer qu’il est capable de se faire comprendre par des gens qui ne partagent pas sa spécialité…
– Mouais ! Encore cette histoire de transdisciplinarité, pluridisciplinarité ou quelque chose comme ça… C’est surtout un cache-misère pour ne pas devoir avouer franchement qu’on regroupe ensemble des étudiants de disciplines différentes pour ne pas avoir à payer d’enseignants supplémentaires !
– Heu… N’exagérons rien, je vous assure que tous les participants étaient contents de cette journée…
– Pas étonnant : ils causent pendant un quart d’heure-vingt minutes puis ils écoutent parler les autres, c’est une excuse en or massif pour passer une journée sans travailler, personne ne leur reprochera qu’ils aient en jour de retard dans l’écriture de leur thèse !
– …
– Je vous ai vexé ?
– Un peu, oui : depuis un certain temps, c’est tout juste si je ne dois pas m’excuser d’avoir fait des études, on me traite régulièrement de privilégié qui ne connait rien de la vie ! N’en rajoutez pas, s’il vous plait ! Je vous assure que j’étais admiratif de tous ces jeunes chercheurs qui mettaient un point d’honneur à respecter leur temps de parole et à fournir des exposés structurés ! Quand je pense à tous ces chercheurs « installés » qui s’acquittent avec désinvolture de leurs obligations universitaires !
JEUDI 18 MAI
– Bon, bon, parlons d’autre chose… On m’a dit que vous êtes allé donner votre sang ?
– Disons plutôt que j’ai essayé : il a fallu que je tombe sur une infirmière débutante qui n’a pas été fichue de trouver la veine et qui n’a pu me prendre qu’une toute petite quantité de sang après m’avoir collé un hématome !
– Rôôh, ce n’est peut-être pas sa faute…
– Ah non, hein ! C’était la troisième fois que je venais donner mon sang et, les deux premières fois, ses collègues l’avaient bien trouvée, la veine ! C’est un peu minant, à mon âge, de me sentir moins utile que tous les petits vieux qui répondent à l’appel ! Il me semble que pour recueillir une denrée d’une importance aussi vitale, on pourrait prendre des infirmières qui connaissent leur boulot, non mais sans blague !
– Si vous croyez que c’est facile ! Ils ne peuvent quand même pas dégarnir des hôpitaux qui manquent déjà de personnel !
– Je sais, ouais… Ce n’est que la partie émergée d’un scandale majeur…
VENDREDI 19 MAI
– Et le nouveau gouvernement, vous en pensez quoi ?
– Bof !
– Ben ? Nicolas Hulot à l’écologie, c’est une bonne idée, non ?
– Hulot ? Vous parlez bien de l’ancien conseiller de Chirac, de l’ami de la maison Bouygues, du marchand de shampoings ? À ce tarif-là, Hanouna à la culture, c’est pour quand ? Hulot ministre, c’est le triomphe de la loi de l’audimat : pas étonnant, cela dit, avec un président qui n’avait pas été investi par des primaires citoyennes mais simplement proclamé par une meute vociférante comme au bon vieux temps des chefs de tribu !
– Quand même, Hulot s’est prononcé contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes…
– La belle affaire ! S’opposer à un projet de l’entreprise Vinci, qui est un concurrent de Bouygues, ça ne lui coûte rien ! Il va proposer à la place la construction d’un quartier de buildings et il dira aux Zadistes « pas d’aéroport, c’est ce que vous vouliez, non ? »
SAMEDI 20 – DIMANCHE 21 MAI
– Hum ! À part ça, vous avez passé un bon week-end ?
– Ah oui, très bon, j’étais à un petit festival à Hanvec, près du Faou : j’y faisais des caricatures, comme à mon habitude et au plaisir d’avoir exercé mon art en plein air s’ajoute la fierté d’avoir contribué à une ambiance bon enfant !
– Mouais ! C’est vrai que les gens se font plus volontiers caricaturer quand ils ont un bon coup dans le nez, j’ai remarqué ça !
– Hin, hin, c’est malin ! Il n’y a pas que l’alcool, c’est d’abord une question d’ambiance qui invite à la fantaisie ! Cela dit, ils comptent remettre ça en juillet et je pense qu’un petit festival comme ça, c’est l’idéal pour ceux qui en ont marre des grosses machines telles que les Vieilles Charrues ou le Bout du Monde !
– C’est surtout bien pour ceux qui, comme vous, n’aiment pas trop la foule, non ?
– …
– Bon, bon, ne vous vexez pas. Qu’est-ce que je vous sers ?