Quand on est sorti de la salle de réunion, la grande table ovale devait encore trembler, et les vociférations de Martin devaient encore résonner dans toute la rédaction. En cause, Catherine, une huile du service politique qui soutenait que les journalistes sportifs ne devraient pas avoir de carte de presse et qu’ils ne devraient pas plus avoir voix au chapitre dans le cas qui nous occupait.
Martin s’est levé et a tapé de ses deux énormes mains de rugbyman sur le plateau de la table. J’ai vu les blocs-notes et les stylos s’affranchir de la gravité pendant un instant, suspendre leur ascension à hauteur de visage, et retomber en pluie tout autour de la pièce. Martin a argué auprès de la star de notre hebdomadaire qu’il n’avait peut-être pas fait Sciences-Po et l’Ena, mais qu’il n’avait pas eu besoin de sucer la moitié de l’Assemblée Nationale sous trois Républiques pour en arriver là où il était. Le débat a pris fin sur cet argument définitif.
De fait, les deux parties exagéraient. D’abord, Catherine n’était pas née sous la Troisième. Ensuite, c’était une brillante éditorialiste dont la carrière ne devait rien à ses excellentes relations avec les parlementaires. Sous le vernis de la bourgeoise austère dont les sympathies se portaient naturellement à droite, il y avait une farouche militante féministe qui faisait ce qu’elle voulait de sa grande carcasse. Martin était un ogre affable et souriant, descendu tout droit de sa montagne pour écrire des pages de pure poésie sur le rugby, la bouffe, le vin et la vie. Il écrivait tellement bien qu’il avait presque réussi à me faire adhérer aux valeurs de l’Ovalie, quand bien même j’avais toujours considéré les sportifs comme des cousins dégénérés des chanteurs de variété. Après chaque bouclage, quand on descendait vider des bocks au café en face du siège du journal, on se disait, viens on plaque tous ces cons et on va s’installer en Ovalie. Par contre, il ne faut pas emmerder Martin sur ses sujets de prédilection, sans quoi il se mue sans préavis en brute enragée au vocabulaire plus fleuri que le pont de l’Alma un jour anniversaire de la mort de Lady Di.
Bref, le cas qui nous occupait et qui a convaincu la rédaction de se réunir en syndicat des journalistes, c’est les deux pages achetées par un mystérieux annonceur pour le numéro du samedi suivant. En règle générale, on ne s’occupe pas du contenu des réclames et autres publireportages, aussi longtemps que personne ne s’occupe du contenu de nos papiers. Toutefois, des collègues vigilants ont un peu fouiné dans la comptabilité pour découvrir que les deux pages avaient été payées à prix d’or et que l’acheteur était consigné dans les registres sous le sobre sigle »AA ». Le patron comme le rédac’chef ont refusé catégoriquement de nous communiquer l’identité du bienfaiteur.
J’aurais bien proposé de débrayer pour titiller ceux de mes camarades qui se répandaient à longueur de colonnes sur les privilèges des assistés, mais j’avais déjà une manifestation à couvrir dans l’après-midi, ce qui eut fait beaucoup de gauchisme dans la même journée. Et puis il y avait la nécessité d’aller faire prendre l’air à Martin avant qu’il n’abatte quelques cloisons et ne suspende Catherine par les pieds dans le vide jusqu’à ce qu’elle clame son amour pour Bernard Laporte. Il l’aurait vraiment fait, j’en suis persuadé.
J’ai donc suivi le défilé, j’ai grappillé les témoignages à droite et à gauche, et je suis repassé au journal pour rédiger mon article. Salauds de communistes qui paralysent le pays, tout ça, tout ça. Le syndicat des journalistes avait pour sa part choisi de laisser couler et de prendre sa décision une fois devant le fait accompli, ce qui m’emmerdait un peu puisqu’une grève m’aurait dispensé de me rendre à une interview prévue le lendemain avec un magnat de l’immobilier, Monsieur A, qui s’est trouvé un destin présidentiel entre les parpaings et les appels d’offre truqués. Enfin, même si le trucage de marché public est une sorte de tradition dans le bâtiment, cela ne reste qu’une hypothèse qui ne demanderait qu’à être étayée si je bossais dans un canard qui me laissait faire le métier pour lequel, comme Catherine et Martin, j’ai eu ma carte de presse.
J’étais d’autant plus emmerdé que notre homme cultivait le secret autour de son programme, de sa fortune, de son équipe de campagne, de son staff politique et même de son identité. On conviendra aisément que vouloir se présenter devant les Français sans montrer sa tronche relève pour le moins de la fantaisie. Pour ne pas dire du gros foutage de gueule. Bref, à part des données économiques et des discours d’entreprise convenus au delà du raisonnable, cet homme était un cauchemar d’archiviste autant qu’un insondable mystère, et je ne voyais franchement pas sur quel axe dérouler mon interview.
Le rencard était fixé dans l’une des constructions du bonhomme. Il avait acheté tout un pâté de maison en périphérie et en avait fait un îlot résidentiel plutôt sympa en comparaison des lotissements en carton qui poussent tout autour des villes. Les rues étaient larges, surtout les trottoirs où l’on pouvait aligner à l’aise cinq habitants de l’Ovalie. Le quartier était sombre et silencieux sans être lugubre. L’architecture était moderne, mais ne négligeait pas quelques espaces verts. De la belle ouvrage, il fallait bien l’admettre. Quand je me suis pointé dans les locaux, une secrétaire mal embouchée m’a informé que le patron était sorti pour une affaire urgente, mais qu’il avait laissé une enveloppe à mon attention. Le pli contenait un carton d’invitation pour une sauterie prévue le soir même. L’adresse serait communiquée aux convives au dernier moment, mais j’étais prêt à parier qu’elle se tiendrait dans la salle de concert flambant neuve du quartier.
J’ai erré une bonne heure à la recherche d’un bistrot de bon aloi, mais manifestement il était obligatoire de faire la gueule en tirant une bière dans le secteur. Puis j’ai reçu un SMS confirmant ma prédiction quant au lieu où se tiendraient les festivités. Monsieur A. me recevra personnellement sitôt qu’il aura été informé de mon arrivée.
Le videur était aussi aimable que la secrétaire et les taverniers du quartier. Mais ça m’étonnait moins, la sale gueule étant un peu la carte de presse du videur. Monsieur A n’était guère plus accueillant. Ça ne m’étonnait pas non plus, le mépris étant la carte de presse du grand patron comme du Président en devenir. Merde, c’est vrai que je me gauchisais. A. me fit pénétrer dans la grande salle. Une nuée de gens de tous les âges s’égaillait sans joie dans la pièce complètement nue, à l’exception des caméras qui immortalisaient le non-spectacle, si j’ose dire. Chacun s’évitait soigneusement, personne ne parlait. J’ai d’abord pensé à une performance artistique, où à un manifeste dont le sens m’échappait.
- Ces gens, ce sont la force et l’avenir de notre Nation, me fit Monsieur A.
- Ah bon? Je vous avoue avoir un peu de mal à comprendre.
A. posa un regard neutre sur le troupeau. Il n’entrait aucun paternalisme, ni aucun messianisme dans son propos. Curieux pour un futur candidat à la suprême magistrature.
- Depuis longtemps, ceux qui nous dirigent nous parlent de collectif, de destin commun, de cours de l’Histoire. Fadaises que tout cela.
- Vous ne croyez pas à la rencontre entre un homme et un peuple, Monsieur A?
- Non, je crois à la rupture entre l’Homme et le peuple. Voyez, ce quartier que vous avez parcouru…on peut y résider sans croiser âme qui vive. Nos appartements sont à la pointe de la technologie en matière d’isolation sonore. Tous les immeubles sont pourvus d’escaliers à double vis pour être certain que vous ne rencontrerez pas votre voisin qui descend quand vous montez. Les commerces ont été répartis de telle façon qu’une boutique ne soit jamais occupée par plus de trois personnes. Je ne suis pas fou, vous savez.
Je commençais très sérieusement à en douter, mais j’étais curieux de savoir où il voulait en venir
- C’est moi qui ait acheté l’encart publicitaire dans votre journal, reprit-il. Je compte y faire publier cette interview.
- AA, ce sont vos initiales ?
- Non, c’est le sigle de notre organisation, les Asociaux Associés. Nous voulons libérer l’Homme du joug de la société. Pour cela, il faudrait éliminer soit l’Homme, soit la société. Il nous a paru plus opportun de défaire les liens sociaux. Tous les malheurs de l’humanité tiennent dans le fait d’être contraints d’avoir des rapports avec autrui.
- Vous prônez le retour à la nature ?
- Bien sûr que non, on n’efface pas des millénaires d’évolution en une mandature. Je ne fais que jeter des balises.
- Mais concrètement, quelles mesures préconisez-vous pour atteindre ces objectifs ?
- J’ai déjà commencé, avant d’entrer dans le jeu électoral, en créant des quartiers socio-responsables. C’est un mot inspiré d’éco-responsable, à ceci près qu’il sera question de circonvenir le risque d’entretenir des liens trop étroits avec autrui. Mais je ne peux lancer un programme aussi ambitieux à l’échelle du pays sans appui politique. Nous revendiquons le droit à l’isolement et à l’antipathie. Nous ne sommes pas des misanthropes. Bien au contraire, soyez assuré que nous faisons cela pour le bien de l’humanité.
L’interview a duré deux bonnes heures, et j’ai eu le plus grand mal à condenser cette conversation en deux pages. Mais réfléchissez-y à deux fois. Je ne vous aime pas. Vous ne m’aimez probablement pas non plus. Et pourtant, je vous souhaite tout le bonheur possible, pourvu que ce soit loin de moi. Je me fous éperdument de vos vacances en Dordogne, du dernier film que vous avez vu au cinéma, de vos questions existentielles sur le menu de dimanche, de vos craintes et de vos espoirs . Vous ne m’écoutez qu’avec réticence parler de déontologie et d’éthique, de ma passion pour la photographie et les tartes aux fraises. Je ne vous veux aucun mal. Et comme je ne me souhaite aucun mal non plus, j’aspire à pouvoir me dispenser de votre présence.
Alors n’hésitez plus et rejoignez-nous de loin. Adhérez aux Asociaux Associés.