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Le four du diable

Publié le 28 octobre 2017 par Legraoully @LeGraoullyOff

Le four du diable

An de grâce 1434. Le seigneur Arnould sixième du nom, a le cœur en liesse. En effet, après quelques années à occuper le château de Sierck, il inaugure enfin son propre édifice, élégamment perché sur la colline du Meinsberg.

A soixante-huit printemps bien sonnés, le vieux chevalier estimait qu’il avait assez fait profiter René d’Anjou de ses largesses. Il avait assuré l’intendance du château des ducs de Lorraine, il avait mis sa fortune et ses hommes d’armes au service d’iceux, et avait perdu son fils Gaspard à la bataille de Bulgnéville. Il s’était même constitué prisonnier, avec son autre fils Arnould le Jeune, pour obtenir la libération de René des griffes du Duc de Bourgogne.

Par dessus le marché, il avait veillé Marguerite de Bavière mourante, et avait plus souvent qu’à son tour dépanné ses voisins lorrains et luxembourgeois quand ceux-ci étaient à court de florins.

Il eut une pensée émue pour Gaspard. Il aimait profondément ce fils avec qui il partageait les plaisirs de la chasse et de la guerre. Arnould le Jeune était un bon petit gars aussi. Pas futé, mais du bon matériau de futur Comte de Sierck, de Meinsberg, Fraueunberg, Moncler et bientôt Forbach si René ne faisait pas sa pince. Rien à voir avec ce gratte-codex de Jacques, toujours dans les jupes de l’archevêque de Trêves ou en train de chapitrer au chapitre de Metz. Souventes fois, il avait même soupçonné son héritier de ne pas aimer les femmes.

Il profita longuement de la route abrupte qui reliait le village de Manderen à son domicile. Entouré de sa cour et de ses plus proches conseillers, il ne prêta guère attention aux acclamations des vilains. Il ne méprisait pas le peuple, de qui il savait tenir une bonne partie de sa puissance et sa richesse, mais il était absorbé par le cliquetis des sabots de sa monture, et se laissait aller à la joie de finir ses vieux jours dans son petit fort douillet. Un sourire hébété lui barrait le visage.

Quand le pont fut abaissé, la cour fit son entrée. Les villageois furent admis à la célébration. Jacques prononça les bénédictions d’usage en latin. Arnould pensa à part lui que son fils était un fieffé crétin, puisque quasiment personne n’entendait la langue savante. Il aurait débité son speech en francique, que tout le monde aurait pu s’associer à la prière et que Dieu n’en aurait été que plus satisfait.

Un festin digne de la cour de France fut donné. Les gueux tenaient leur seigneur en haute estime. Outre l’âge canonique d’Arnould et son rayonnement dans tout le pays, ils pressentaient que l’éclat de ses faits d’armes et la sagesse qu’on lui prêtait rejaillissaient un peu sur eux. Toutefois, deux paysans, Jehan (dit le Boiteux) et Matthieu (dit le Fààtzer, car il était un peu simplet) ne purent s’empêcher de remarquer que les agapes avaient sérieusement entamé les réserves de blé.

  • Vous cultiverez du seigle dans vos champs. Et vous le livrerez directement au château. Ordre de la seigneurie.

Les deux compères sursautèrent. C’était ce curieux personnage que le Comte avait ramené en revenant de captivité qui leur avait intimé cette consigne dans un sourire maléfique, avant de disparaître dans un souffle. L’effroi que leur avait causé le Conseiller leur fit trembler l’échine durant toute la durée des festivités. Même le spectacle d’Arnould s’adonnant à des pas de danse étonnamment lestes pour un homme de cet âge ne put les rassurer.

Alors qu’ils regagnaient leurs demeures en traînant le sabot, Jehan s’ouvrit à son compagnon de ses craintes.

  • Je suis certain qu’il y a de la sorcellerie là-dessous. Cet homme ne m’inspire aucune confiance. Pourquoi le Comte prête l’oreille aux recommandations d’un étranger qu’il connaît à peine ? Et pourquoi il y a un four en plein milieu de la cour du château ?

  • Mais c’est une très bonne idée, le seigle, répliqua Matthieu. En plus, ça fait du très bon pain.

Évidemment, Matthieu n’avait aucun soupçon. S’il était vrai que le royaume des cieux était ouvert aux simples d’esprit, alors ce pauvre bougre passera l’éternité sur les genoux du Christ. Jehan ne put fermer l’œil de la nuit, de peur de voir le Conseiller hanter ses cauchemars. Quand le jour se leva et qu’il fut l’heure de se rendre aux champs, il tremblait encore comme une feuille.

Matthieu n’était pas encore arrivé, ce qui ne laissa pas de l’étonner puisque son ami se levait une heure avant tout le monde pour se goinfrer avant le travail. Quand les vêpres sonnèrent, il se précipita à sa ferme pour s’enquérir de la santé du Fààtze. Las, la mère de Matthieu, sur le seuil de la ferme, pleurait à chaudes larmes.

  • Jehan, c’est le feu Saint Antoine…c’est le mal des ardents…je lui ai toujours dit que la gourmandise le mènerait droit en enfer…

  • Comment ça, le mal des ardents? Mais le Fààtze allait encore très bien hier soir!

Jehan se précipita dans la maison, et tomba sur son ami, le ventre encore plus gonflé qu’à l’accoutumée, la peau frappée de gangrène.

  • Boiteux, j’ai chaud, j’ai chaud. Donne moi de ce délicieux nectar sur la table, supplia Matthieu d’une voix suave.

  • Il n’y a rien sur la table, Fààtze…tu es malade, tu dis n’importe quoi. Dis moi ce que tu veux, je te l’apporterai

  • Ah, la mâle peste soit des boiteux, des nains et des bougres de ton espèce. Je renie ton nom d’apôtre !

La voix de Matthieu se fit subitement gutturale, et les imprécations du pauvret contre la religion se ponctuèrent d’éclats de rire et de blasphèmes qui auraient fait rouler des yeux au Malin lui-même.

Le curé fut appelé à son chevet. Il conclut à une possession démoniaque, et Matthieu, encore ricanant et vomissant, fut condamné au bûcher.

L’affaire fit grand bruit dans les alentours, puis les saisons passant, chacun s’en retourna à l’ordinaire de la vie agricole. Jehan ne pouvait toujours pas se résoudre au châtiment infligé à son ami, mais de crainte d’attirer les esprits, il ne s’ouvrit à personne de ses doutes et priait inlassablement pour le salut de son âme.

Quand vint le temps de livrer sa récolte de seigle à la Cour, il fit pénitence une semaine entière. Il craignait toujours le Conseiller, mais par égard envers son seigneur, il n’osait l’accabler pour les maux dont souffrit Matthieu. Il entra dans le château avec une première charrette. Arnould, à genoux devant le four qui campait toujours près du logis seigneurial, entra dans une colère noire quand il vit arriver Jehan.

  • Par ma barbe et par les dragons qui protègent ces murailles, est-ce une façon de faire attendre son souverain ainsi ? Une semaine que j’attends ! Faites moi fouetter ce maraud pour lui apprendre les bonnes manières !

Cependant qu’on lui appliquait des coups de lanière, Jehan eut tout le temps de constater qu’il n’y avait pas l’écaille d’un dragon aux alentours. Soit le vieux est en train de lâcher la rampe, soit il se passe des choses étranges en ces lieux. Il n’y a bien que les rupins de Metz pour croire qu’un dragon se promène sans que le reste du pays ne soit au courant. Par prudence, il s’en remit toutefois à St Clément et endura sa peine sans mot dire.

Les cicatrices laissées par le fouet lui cuisirent le cuir pendant quelques semaines. Toutefois, il était plus ennuyé par les démangeaisons qui l’obligeaient à se gratter jusqu’au sang, nuit et jour.

  • Pas le mal des ardents, Seigneur, par pitié, plutôt la famine, la guerre, mais pas ça.

Il tomba à genoux, en larmes, et se demanda s’il allait subir le même sort que le Fààtze. Les ruses du diable sont-elles si puissantes qu’on puisse tomber en disgrâce alors même que l’on fait tout pour vivre en bon chrétien ?

      • Relevez-vous, mon brave, fit une voix derrière lui.

      • Qui va là ?

      • Je suis Jacques, archevêque de Trêves et fils de votre seigneur. Enfin pas encore officiellement archevêque, c’est compliqué, mais j’ai bon espoir que ça s’arrange.

Jehan se prosterna, et la douleur lui étira la peau aux limites du supportable.

  • J’ai entendu vos prières. Enfin, pour être juste, j’ai cru entendre une voix qui me disait d’aller voir Jehan le Boiteux à Manderen, qui savait des choses sur ce qui se trame à la Cour. Bon au début, j’étais un peu circonspect. Les anges, dans le secteur, ne sont tout de même pas monnaie courante. Et puis bon, qu’est ce que je risque,être canonisé pour avoir sauvé l’âme d’un modeste pêcheur ? Sans dire qu’il fait vraiment un temps infect à Trêves et que ces barbares parlent encore plus mal le francique que les Alsaciens. Alors bon, je me suis dit, suis ton intuition, mon grand, prend la route, un jour tu seras pape pour tous ces bienfaits. Et me voilà.

  • Sauf votre respect, Seigneur, c’est vrai ce que dit votre père, vous parlez vraiment beaucoup. Mais que puis-je faire pour votre service ?

  • Ah oui c’est vrai. Il semblerait que le Conseiller de mon père, qui lui inspire au demeurant des décisions politiques tout à fait brillantes, soit un démon. Ou une sorcière, l’Inquisition c’est pas vraiment ma spécialité. Il drogue le Comte de Sierck à l’aide du pain de seigle, lui inspirant de puissantes visions, et il intimide ses ennemis ou s’en débarrasse en leur inoculant le mal des ardents, toujours à l’aide du seigle.

  • Enfer et damnation, me voilà complice du diable !, pleura Jehan. Ayez pitié de mon âme, Seigneur, je me meurs aussi de la peste de feu !

  • Allons, allons, reprenez-vous mon ami. Demain, quand vous livrerez votre farine de seigle à la Cour, introduisez-y ces champignons. Ils ont un effet similaire au seigle, mais sont sans danger pour la santé. Je m’occupe pour ma part de confondre le Conseiller.

Jehan s’exécuta. Arnould fut alité plusieurs jours, sous l’effet des champignons magiques, et le Conseiller qui assurait l’intendance du royaume, fut emmuré dans la Tour aux Sorcières, pour avoir interdit le blé au bénéfice du seigle. Or chacun déteste le pain de seigle.

Le Boiteux succomba à l’ergotisme. Une fois passé le guichet de St Pierre, il ne retrouva pas Matthieu le benêt, qui purgeait son éternité en enfer car il était vraiment trop gourmand. Jacques de Sierck se fit effectivement consacrer archevêque de Trèves en 1439, dans l’enceinte du château, et poursuivit une brillante carrière ecclésiastique. Arnould vécut encore fort longtemps, et fut bien heureux que les dragons qui cernaient son château laissent place à des papillons géants.


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