À l’heure où la parole des femmes se libère sur Twitter avec l’emploi des hashtags #balancetonporc, moi aussi, me too… l’affaire Weinstein continue de faire exploser les non-dits.
Il va de soi que les épreuves relevant de situations de harcèlement, d’insultes ou de rabaissements – voire carrément d’agressions – sont légion dans la vie d’une femme. Certains semblent tomber de la fleur, en ce jour où la parole prolifère.
Á titre personnel, la dernière fois que j’ai vécu une situation « dégradante » imposée par un supérieur hiérarchique de sexe masculin, c’était il n’y a que quelques années. En fait, comme beaucoup de femmes, il semblerait que je mette mon petit mouchoir de poche sur toutes ces réflexions ou attitudes inappropriées, comme sur les agressions caractérisées que j’ai pu vivre ou dont j’ai pu être témoin. De toute façon, on n’est pas vraiment entendues. Donc, on ne dit rien de tout ça. Ce n’est rien. Une insulte dans la rue ? C’est peut-être quotidien, mais ce n’est rien. Rien du tout.
On peut se poser la question : où s’achève la dragouille et où débute la réflexion inappropriée ? Le harcèlement caractérisé ne provient-il pas d’un ensemble de situations subies qui font qu’on aurait envie, « nous-femmes », de ne pas être là, d’être minsucule, de ne pas être vues ou entendues et donc de s’éloigner le plus possible de ce qui ressemble à une affirmation de soi et donc à une prise de pouvoir ?
Je ne résiste pas à l’envie de donner tout de même cet exemple de petite phrase jetée en l’air (de rien) par un ancien supérieur : « votre signature, avec ses longueurs et ses pattes revèle un très fort potentiel sexuel : en somme, mon petit, vous aimez bien ça. » Le monsieur en question, alors âgé de près de 70 ans alors que j’en avais moins de 30 lâchait « l’info » avec un naturel désarmant. Mon air outré m’a ensuite valu une réflexion de l’ordre de « ne faites donc pas votre tête de coincée, ce n’est quand même pas si grave et puis surtout : c’est vrai. »
Des exemples, comme beaucoup de femmes, j’en aurais plein à donner et sans doute des pires que celui-là qui, affreusement et avec le temps, me fait énormément rire. Oui : j’en aurais malheureusement plein à raconter, entre le harcèlement de rue, celui au travail ou les attitudes équivoques voire carrément inacceptables dans le cercle-même de la famille. On ne va simplement pas y passer la journée. Ce sont des situations que je minimise, de toute façon, par le rire notamment. Chacune sa façon de faire : à trop y penser, on ne réflechit pas à la suite.
Il est d’ailleurs assez étonnant de lire certaines réactions sur Twitter, teintées de « tu t’inventes une vie, connasse » ou « tu te fais des films » balancées à certaines femmes racontant leur expérience #balancetonporc : ces « réponses » reprennent un peu le même schéma que le fameux et bien connu « vas-y salope t’es même pas bonne » (ou quelque chose dans le genre) entendu par beaucoup de femmes ayant par exemple eu l’outrecuiance – Mesdames ! – de ne pas souhaiter donner suite à un pourtant très alléchant « vas-y tu me s… » ou ‘viens j’te (…) », balancé par un inconnu édenté au coin d’une rue sombre.
Je ne me considère pas du tout comme victime, surtout pas maintenant que les neuneus semblent avoir un peu lâché l’affaire avec moi, mère de famille de 35 ans ; ça a pourtant bel et bien été le cas pendant des années. Mais me considérer comme telle aujourd’hui reviendrait à reconnaître ces autres qui m’ont parfois écrasée comme de « potentiel prédateur ». Or, je ne suis pas une proie. Or, j’ai décidé de mettre en place un procesus de réfelxion long, dans le but de reprendre ma place (je cite) d’Homme libre et égal en droits. Bah voui. D’Homme. Car dans ce cas-là, c’est bien ce que je suis : un Homme, avec un grand H.
Bien bien.
Mais ça, cette décision, je n’ai pu la prendre qu’avec le temps. Vive La force de l’âge (lisez toute l’oeuvre autobiographique de Beauvoir. Vraiment.)
La culture du viol a ses limites : bien qu’il existe indiscutablement quelque chose de cet ordre-là dans la société d’aujourd’hui (ce n’est pas moi qui vais dire le contraire), à trop véhiculer son existence comme une fin en soi, on pourrait, j’en ai peur, s’éloigner des problématiques de fond.
Qu’est-ce qu’une proie, qu’est-ce qu’une victime.
Une nuit, après m’être faite taper dessus dans le métro (mais je l’avais bien cherché à traîner à quatre heures du matin avec mes copines un peu saoules, toutes en « tenues de sortie de boîte de nuit »), j’ai ressenti une rage extraordinaire et suis retournée en hurlant, tabasser à mon tour le cinglé qui m’avait cognée. J’avais envie de lui dire, comme lui me l’avait dit avec ses poings et ses insultes débiles : « moi aussi, j’ai le droit d’être là, à cette heure de la nuit, à cet endroit : j’ai autant le droit d’y être que toi. »
Personne ensuite, dans mon entourage, ne m’avait affirmé « tu as bien fait d’y retourner ». Les réactions avaient été unanimes : « il aurait pu te tuer ». Et tous ces gens avaient raison. Mais je me suis sentie mieux : je l’avais fait. J’avais repris ce droit qui était indiscutablement le mien, celui de circuler quand je veux où je veux avec qui et comme je veux. J’avais un gros cocard, mais j’avais aussi enclenché le procesus de reflexion qui conditionne tout, aujourd’hui, dans mon propre parcours.
Depuis l’affaire Weinstein, je ne fais que penser aux quelques bouquins qui ont fait basculer ma vie, qui ont généré chez moi une espèce de prise de conscience qui a tout, tout, mais alors mais tout changé. Le deuxième sexe, l’hyper-prise de conscience que ce bouquin a généré fera l’objet, plus tard, d’autres billets.
Dans Fausse route, Elisabeth Badinter revient sur « (…) le sentiment diffus d’une culpabilité collective de genre de moins en moins bien supportés par les hommes » et sur le fait que « les hommes font mine d’oublier qu’ils conservent jalousement le pouvoir qui conditionne tous les autres, à savoir le pouvoir économique et financier ». C’est vrai. Quoiqu’on en dise ou pense, le modèle dans lequel nous vivons fait que ce pouvoir-là reste le « plus important » et ce sont bien les hommes qui le détiennent. Voilà qui rejaillit encore et toujours dans la sphère privée mais surtout (car tout simplement de manière un peu plus visible), dans l’espace public.
Une fois qu’on a dit ça, qu’on a bien relu King Kong Theory de la grande Virginie Despentes, qu’on s’est replongé dans Le deuxième sexe, Femmes race et classe d’Angela Davis (si : il faut s’y mettre en urgence si ce n’est pas déjà fait) que fait-on de cette situation dominant-dominée qui, si elle ne se dégrade pas réellement devient sujet de discussions et explose enfin sous le poids d’une parole qui se libère? Comment procède-t-on pour que les femmes, avant toute chose, ne se retrouvent plus si souvent, systématiquement, dans des situations qui les dégradent et les éloignent du pouvoir, de la prise de décision en les transformant en de petites choses fragiles, meurtries, blessées?
Comment faire pour ne pas amalgamer tous les hommes et en faire des violeurs en puissance potentiels ? Comment réflechir correctement à l’idée selon laquelle « en faisant de la différence biologique le critère ultime de classification des êtres humains, on se condamne à les penser l’un par opposition à l’autre »?
Comment sortir du conditionnement marketing rose bonbon qui est source, je crois, de trop de différences et oblige les enfants aujourd’hui à jouer, pour des raisons essentiellement de marketing, à des jeux dangereux ? – le documentaire Princesses, Pop Stars & Girl Power est absolument nécessaire…
Comment s’autoriser quand on est une femme à dire non, à refuser, à décider, à orienter? Comment repenser le monde du travail tout entier avec en toile fond l’idée selon laquelle l’éducation des enfants ne relève pas que de la présence de la mère ? (parce que, dites-moi, elle est tenace cette idée-là !)
Je crois, mais ce n’est que mon avis, en la prise de conscience individuelle, en la réflexion et les schémas de pensées de chacun, je pense que la prise de conscience de soi, de sa situation propre, de son éducation et ses envies, sont la clé de beaucoup de choses (mais pas de tout : c’est vrai). Je crois qu’élever un enfant aujourd’hui, que ce soit une fille ou un garçon, est une chance incroyable de pouvoir lui donner des clés si on a su faire des choix, réfléchir, s’imposer, décider… mais surtout apprendre des autres et des situations qu’on a vécues.
L’éducation. L’éducation est la clé de tout.
Je crois que cette même éducation des garçons et des filles selon le refus d’un enfermement et d’un conditionnement quasisystématique, au même titre que l’acceptation collective d’un modèle selon lequel la valeur travail d’une femme est exactement la même que celle d’un homme nous fera prendre le tournant qui, jusqu’ici, n’a pas encore pu être pris, depuis que les femmes ont la possibilité d’accéder à l’emploi dans les sociétés occidentales.
Le vrai pouvoir ne s’exerce pas dans la sphère intime : on ne le répètera jamais assez. Au même titre qu’on ne naît pas femme mais qu’on le devient (par la puissance des schémas dominants), on ne nous donnera pas le pouvoir : il faut le prendre. Espérons que ces affaires d’étalages en place publique, ce que nous vivons collectivement aujourd’hui, fera avancer le schmilblick dans le bon sens. Et il n’y en a qu’un seul : celui qui fait aller les hommes et les femmes ensemble, qui leur permet de décider, de vivre, de construire sur un pied d’égalité. La route est longue : ne continuons pas dans la mauvaise direction.