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Jeanne (5)

Publié le 02 juillet 2008 par Zoridae
Théodore laissait des petits tas de copeaux dans tous les endroits où il était resté un instant ; ses pieds avait cerné le monticule, puis ils s’étaient soulevés, survolant les débris, accrochant des morceaux qui voyageaient avec lui, dans une autre pièce.
Jeanne, munie d’un balai, s’accroupissait plusieurs fois par jour et chassait dans sa main la sciure épaisse et volatile qui semblait s’évanouir dès qu’elle faisait un mouvement un peu vif. Quand elle lavait les pantalons de son frère, ses doigts se piquaient d’échardes. Une poussière blanche flottait à la surface de l’eau et fondait sur les vêtements trempés qu’elle tirait vers elle pour les essorer. Des copeaux se glissaient sous ses ongles. Sa robe, aspergée d’eau se couvrait aussi de sciure ; elle éternuerait, lorsqu’en séchant, elle viendrait lui chatouiller le nez.
La figurine de Jeanne était massive et son toucher rugueux. Son frère avait choisi pour elle un bois sec, presque noir avec d’étranges nœuds roux ; l’un décorait sa jupe d’un absurde motif informe ; un autre lui éclairait une pommette, tâche de vin lugubre ou empreinte de gifle qui lui allait presque ; le dernier, incongru, se déployait au milieu de son ventre. Ses pommettes étaient plates, sa bouche querelleuse, ses yeux en triangle, pointe vers le bas – des yeux de clown triste. Des lignes creusés à la pointe du couteau lui dessinaient des cheveux épais et sombres qui ne ressemblaient pas aux siens. Sa jupe pendait sinistrement et recouvrait ses pieds.
Une armée de silhouettes l’encadraient sur la commode où on l’avait exposée et elle semblait ne pas les craindre malgré leur hideuse allure. Toutes se ressemblaient, en quelque sorte, les bras derrière le dos parce que Théodore n’arrivait pas à sculpter les mains. D’ailleurs, il fallait les regarder seulement de face : Théodore n’allait pas sculpter des fesses, des nuques ou des omoplates !
Jeanne prenait quelquefois les statuettes entre ses mains pour les épousseter. Elle leur crachait dessus, en plein visage et les frottait vigoureusement. Au travers de son torchon, elle grattait l’intérieur des yeux et les dessous de bras, l’entrejambe des hommes avec le vœu païen de les chatouiller vraiment, plus cruelle avec sa figurine qu’avec les autres ; elle ne voulait pas ressembler à la Jeanne que ses frères, que ses parents reconnaissaient, avec une marque sur sa joue et l’air malheureux.
« Que tu es laide ma fille, disait-elle, je n’aimerais pas être aussi laide que ça… »
Elle la reposait ensuite, dos aux regards futurs, à l’écart des autres personnage. En la plaçant de toutes ses forces sur la commode, elle y faisait chaque fois une petite marque, semblable à un croissant de lune.

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