Magazine Journal intime

Le ballon rouge

Publié le 03 juillet 2008 par Corcky



Permets-moi une petite incartade tendresse, ce matin.
Une parenthèse dans mes éructations (et les tiennes).
Une pause douceur.
Parce que je pense à mes anciens mouflets, que ces petits cons me manquent, qu'ils ont sûrement cassé la baraque mardi dernier, au spectacle de danse de l'hôpital de jour, et que leur rendre un petit hommage, c'est bien le moins que je puisse faire, quand ils me semblent tous tellement grands, à travers les murs de leur folie, alors que moi, je suis toute petite dans ma normalité de merde.
Je leur avais écrit un texte, y'a déjà deux ou trois ans.

- Et tu leur as dit quoi, aux gosses ?
Question posée avec tout le flegme qui caractérise celui que j’appelle « Grand Couillon », Mister C. pour les intimes, Tête de Thon, ou encore le Hérisson.
Question posée par-dessus nos deux tasses de café fumant, un allongé pour lui, un serré pour moi, deux p’tits noirs apportés, comme d’habitude, par Khaled, notre crâne d’œuf favori, notre barman attitré. A force, il ne nous demande même plus ce qu’on veut boire, Khaled…routine de comptoir qui se mélange à cette forme particulière de complicité qui se noue parfois entre un taulier taciturne et ses habitués. Mon Cyrille et moi, on est de sacrés piliers, chez Khaled. Un rade qui ne paie pas de mine, un vieux flipper dans un coin, un comptoir cradingue décoré de milliers d’empreintes digitales…traces de vie, tranches de doigts…tout ce qu’on aime.
Cyrille attend tranquillement que je réponde à sa question, en sirotant son allongé. Sa clope est négligemment posée dans le cendrier, comme toujours elle a la forme d’un pétard, comme toujours elle va nous attirer les regards désapprobateurs des mémés du quartier venues se s’encanailler le temps d’un Tilleul menthe.
Je me racle la gorge. Ce crétin a le don de me mettre mal à l’aise, il le sait parfaitement et ça le fait bicher.
Je leur ai dit quoi, aux gosses ?
Quand ils sont arrivés ce matin, j’avais déjà préparé ma réponse. Je les guettais, mes trente petits zoziaux, mes miens à moi, ma tribu de lapins fous, de rossignols haut perchés…trente petits éclairs, du vif-argent quand ils arrivent chez nous, une nuée de moineaux surexcités, ça piaille, ça s’ébroue, ça s’essaie à voler du haut des cinq marches qui mènent à notre vénérable institution.
J’ai ouvert la porte, comme tous les matins, sur une vague de chair enfantine, un nuage de senteurs de mômes, lait, chocolat, shampoing qui pique pas les yeux, céréales, lambeaux de sommeil. Rituel matinal, ils se sont jetés à mon cou, pas un par un, non, mais tous à la fois, une grappe de petits trolls tout frais lavés qui se sont agrippés à mes bras, à mes jambes, à mon torse.
- Bonjour !
- Bonjour !
- Salut !
- Bonjour !
- Salut ! Salut ! Salut ! Salut ! Salut! Salut !
(David, il faudra que je songe à changer le disque qui tourne sans cesse dans ta tête, ça devient chiant)
Juste après, la question a jailli simultanément de trente gosiers avides :
- Pourquoi t’étais pas là, hier ?
J’avais prévu le coup.
Ils sont pires que des flics du F.B.I, plus attentifs que des lemmings en alerte, plus observateurs que Mully et Sculder, mes gremlins.
Avec leurs grands yeux pleins de réponses farfelues qui exigent des questions raisonnables…
J’avais prévu de leur sortir le classique des classiques, le sempiternel cliché du « j’étais malade ». C’est clair, net, sans bavure, c’est une p’tite phrase toute bête qui se suffit à elle-même, ça, une phrase d’adulte, tellement adulte dans sa logique, tellement carrée dans sa construction. « J’étais malade ». Sujet, verbe, complément.
J’ai ouvert la bouche laisser sortir ce pieux mensonge.
Et puis je l’ai refermée.
J’avais trente regards qui me clouaient gentiment sur place.
Eva, qui venait de perdre une dent de lait, ça lui faisait un joli petit trou devant, un trou de souris…Marius, avec sa tignasse blonde et son air de gavroche mal dégrossi…le gros Edouard, aux lunettes tellement graisseuses que je me demande toujours comment il arrive à voir quoi que ce soit…non pas qu’il ait besoin de voir les choses avec ses yeux, Edouard, il les voit avec son cœur…comme chacun d’entre eux, Arnaud, David, Karim…les petits et les plus grands, les maigrichons et les trop gras, les blonds et les bruns, les p’tits Blancs et les grands Noirs…c’est tout un monde qu’ils ont dans la tête, et les habitants de ce monde-là se baladent dans leurs cœurs…c’est peut-être pour ça qu’on dit qu’ils sont fous.
Je les ai regardés, et j’ai eu soudain envie de leur dire la vérité.
J’ai attrapé le tout petit Ben et je l’ai chargé sur mon dos, et j’ai laissé Marius se pendre à mon cou, ça me faisait un collier de gamin tout blond, tout chaud.
- Eh Bien…j'ai commencé.
Et je leur ai raconté…
Je leur ai raconté que c’est le printemps, après l'hiver et le froid polaire, y'a toujours le printemps.
Le premier jour de printemps, hier, de vrai printemps…
Je pouvais pas rater ça, les mômes, comprenez-moi, oui, j'ai séché le boulot, mais vous ne savez pas encore ce que c’est, que de se faire une sortie parisienne quand vous avez la main d’une jolie fille doucement nichée dans la vôtre, quand un rayon de soleil vient caresser les tombes du Père Lachaise, un rayon timide mais qui, pourtant, réveillerait les morts qui jouent aux dames sous vos pieds, quand la mousse odorante qui recouvre les vieilles pierres tombales vous fait perdre l’équilibre, quand vous prenez plaisir à vous perdre dans les allées, entre les dalles anonymes des sans-rien et les mausolées dantesques des mégalos, quand vous croisez Desproges au détour d’un chemin, quand vous regardez Paris qui s’étale à vos pieds, putain qu’elle est belle, cette ville pourrie, et vous sentez la brise qui vient vous ébouriffer les cheveux et vous retourner les poils…et les quelques abeilles qui, on ne sait trop comment, on ne sait trop pourquoi, viennent bourdonner pas trop loin de vos oreilles, des abeilles en plein Paris, c’est pas un petit miracle,ça?
Comprenez-moi, les loupiots…y’avait une petite fleur, une fleur toute bête, toute simple, un petit machin jaune qui poussait entre deux moellons, vaille que vaille, elle dressait sa pôv' tige au nez et à la barbe de la pierre grise, et putain comme ça donnait envie de vivre, comme elle était belle, à ce moment-là, elle renvoyait les lys et les orchidées au vestiaire…une fleur de bitume qui résumait à elle toute seule cette journée-là…
- Et tu leur as dit quoi, aux gosses ?
Foutu Cyrille, avec ses questions à deux balles…
Je bois une gorgée de kawa, sans me presser. Khaled astique ses tables, Momo tire des pressions, le flipper vient de tilter, dans cinq minutes c’est la fin de la pause, va falloir y retourner.
Je souris à mon Grand Couillon, j’ai une bouffée d’affection,non, d’amour, pour cet échalas binoclard coiffé en pétard qui roule ses clopes comme des joints.
Finalement je réponds :
- Je leur ai fait un cours magistral sur les abeilles et les fleurs.


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