En feuilletant le recueil, qui vient de paraître aux éditions Hoëbeke, des douze numéros de L’enragé, le journal lancé par le regretté Siné en plein mai 68, j’y découvre les propos qu’avait tenu une certaine France Gall sur les événements :
Ah ! là, là, ce que j’ai pu avoir peur ! (…) A cause des batailles du Quartier latin et des grèves, voilà que la sortie de mon nouveau super-45 tours se trouvait compromise ! Moi qui avais tant travaillé pour qu’il soit réussi ! (…) Jusque là, j’avais été très heureuse, trouvant que tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. (…) Mais aujourd’hui, je suis complètement rassurée. Tout est rentré dans l’ordre. Quel bonheur !
On croirait lire une pupille de la nation, non ? A l’époque, elle avait déjà 20 ans : à cet âge-là, n’en déplaise aux croulants, on n’est déjà plus une gamine, on est censé avoir conscience du monde dans lequel on vit. J’ai toujours pensé, en subissant les chansons que lui écrivait son ringard de Berger, que cette femme était une conne : j’en ai la confirmation.
Je ne dis pas que les soixante-huitards avaient raison sur tout : Siné lui-même, sauf le respect que je dois à sa mémoire, s’est trompé sur beaucoup de choses ; l’exemple le plus flagrant, on le trouve dans sa réponse à Cardon qui lui reprochait de critiquer trop violemment le parti communiste et la CGT. Quand Siné dénonçait l’inertie et le bureaucratisme dont avaient fait montre les communistes, il n’avait pas tort, mais les exemples qu’il proposait à l’appui de sa diatribe sont aujourd’hui révélateurs d’égarements dont il est revenu par la suite :
Si Fidel Castro et ses compagnons n’avaient pas bravé l’anathème lancé contre eux dès le début de la révolution armée par l’héroïque PC cubain, Cuba serait encore sous le joug de Batista. Si Mao Tse-Tung n’avait pas, tout au long de sa vie, critiqué violemment, au point de s’en faire virer plusieurs fois, le courageux PC chinois, le peuple de Chine serait encore esclave.
A l’époque, Siné avait pourtant déjà eu l’occasion de constater sur place quels étaient les bienfaits réels des régimes castristes et maoïstes, comme on peut le constater en lisant les tomes 8 et 9 de ses mémoires (Ma vie, mon œuvre, mon cul !, à quand une édition intégrale ?). D’accord, il ne fut pas seul « enragé » à s’être trompé sur le compte de ce qu’il fallait bien appeler des dictatures. D’accord, on peut mettre ce genre de déclaration sur le compte de l’euphorie liée aux événements. D’accord, c’était dans le cadre d’une démonstration destinée à justifier sa position sur les communistes français. Mais il n’empêche que c’est en citant des régimes totalitaires en exemple que certains soixante-huitards ont rendu un très mauvais service à leur cause. Sans s’en rendre compte, je veux bien le croire. Bien sûr, ça n’enlève rien ni au talent de Siné ni à la légitimité du mouvement dont il fut à l’époque un fer de lance, tant il est vrai qu’une bonne secousse est parfois nécessaire pour faire avancer les choses…
A suivre.