Résumé de la première partie: en lisant le recueil du journal L’Enragé, votre serviteur est plus convaincu que jamais qu’une bonne secousse est parfois nécessaire pour faire avancer les choses.
Un qui s’est royalement trompé à cet égard, c’est Eugène Ionesco dont L’enragé avait repris la déclaration suivante, publiée dans un autre journal : « Ce qu’on appelle la révolution (…) est faite, en France, comme un peu partout ailleurs, par les fils des gens qui habitent l’arrondissement chic de Paris. » Cette version des faits a été malheureusement corroborée par Reiser lui-même qui avait qualifié les étudiants de la Sorbonne de « fils de bourgeois » : cette vision caricaturale, involontairement alimentée par les carrières ultérieures de certains soixante-huitards (n’est-ce pas, messieurs July et Cohn-Bendit ?) n’est sans doute pas étrangère au fait que l’on soupçonne systématiquement les progressistes, aujourd’hui, d’être issus de milieux favorisés… En tout cas, elle n’est fondée qui si on se focalise sur les événements parisiens, ce qui ne rend pas justice à l’ampleur nationale du mouvement. Tous les étudiants de France n’étaient pas des fils à papa, comme l’explique l’historien Christian Bougeard dans son livre Les années 68 en Bretagne :
Une thèse consacrée en 1966 aux étudiants brestois précise qu’ils sont à 85,5 % originaires du Finistère, surtout du nord car les Cornouaillais vont toujours à Rennes, et qu’ils sont d’origine modeste (80 % de boursiers). 42 % viennent de familles d’agriculteurs, d’ouvriers ou d’employés contre un quart seulement au niveau national.
Admettons que les Brestois n’étaient pas représentatifs du niveau de vie moyen de la population estudiantine nationale : ça ne les a cependant pas empêché de se reconnaître dans le mouvement, de manifester par solidarité envers leurs collègues parisiens victimes de la répression et d’entraîner dans leur sillage toute une ville, à tel point que c’était à Brest que se trouvait la dernière entreprise du Finistère encore en grève, le 12 juin 1968 – la CSF, pour information.
Cela dit, l’esprit de 68 est décidément bien loin puisque cet excellent recueil se conclut sur une page de « crédits » précisant quel dessinateur a réalisé quel dessin et à quelle page, chaque nom étant précisé de l’abominable sigle ©, symbole vivant d’accaparement intellectuelle et de loi du fric. Trouver ça après avoir lu le manifeste en introduction : « En cas de reproduction, aucun droit ne sera exigé (sauf pour le Figaro) »… Vous me direz qu’il est légitime de protéger le travail d’un artiste : certes, mais comme bon nombre des dessinateurs (Siné, Reiser, Topor, Cabu, Wolinski) sont malheureusement déjà morts, cette précaution pue à cent à l’heure le verrouillage destiné à permettre aux héritiers de se remplir la fouille sans en branler une. Ça n’enlève évidemment rien au plaisir que l’on peut éprouver à lire ce monument de sauvage irrévérence, formidable laboratoire où était déjà en gestation ce qui allait devenir le Charlie Hebdo des années 1970, mais ça illustre quand même bien la phrase désabusée de Wolinski : « Nous avons fait mai 68 pour ne pas devenir ce que nous sommes devenus ». Je crois que, pour ma part, je vais cacher cette vilaine page de crédits avec une feuille blanche afin qu’aucun nuage ne vienne porter ombrage au rêve dont les autres pages sont porteuses : le rêve d’une société sans profiteurs, basé sur la fraternité et le partage non sur la prédation, où le fruit du travail n’appartiendrait qu’à celui qui l’a produit et où l’artiste pourrait vivre sans devoir exiger des droits pour la reproduction de ses œuvres…