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La plus belle

Publié le 06 juillet 2008 par Zoridae
En dévalant la pente aux portes du camion, je rugis. Il pleuvait et je dérapai sur le bitume. Une main gantée me rattrapa et me poussa vers un autre véhicule. Je freinai pour sentir, encore, sur mon front, la fraîcheur du ciel, pour goûter ce qu'elle semblait promettre. Autour de moi, mes compagnes chuchotaient éperdument. Je ne les écoutais pas mais certains mots me parvenaient, menaçants. Selon elles, les hommes souilleraient ce que nous avons de plus beau. Elles se plaignaient de notre séparation imminente, du caractère incertain de l’avenir. Certaines allaient même jusqu’à maudire ceux qui nous avaient mises au monde. Sur mon front, les gouttes ruisselaient et je me concentrais pour distinguer leur tranquille murmure.
Le deuxième trajet fut beaucoup plus court. Je somnolais, bringuebalant d’un côté à l’autre, heurtant les parois de la remorque sans en être consciente. Enfin, les portes s’ouvrirent. Des hommes vinrent à notre rencontre. Ils avaient l’air soulagés et contents de nous découvrir. Je reconnus, sifflée par l’un deux, une chanson que serinaient d’une voix railleuse, les ouvriers, à l’usine et je sus que j’allais être heureuse là où ils nous emmenaient.
Il s’agissait d’un entrepôt où le jour ne pénétrait, morcelé, que par un vasistas grillagé. Le ronronnement de la circulation semblait assez lointain. Cependant, on devinait, constamment, à l’étage du dessus, le piétinement d’une foule hésitante.
Verte et sa jumelle avaient été placées à côté d’une vieille, sale et aigrie, qui refusa de nous adresser la parole. Au moindre mouvement elle se plaignait qu’elle n’avait plus l’âge d’accomplir sa tâche et il arrivait que certains hommes la bombardent de coups de pieds parce qu’ils la trouvaient pesante. A mon avis, les jumelles s’acheminaient vers le même destin : elles ne cessaient de piétiner et de pleurer à l’idée d’être bientôt sans doute, aussi repoussante que leur aînée.
Blanche et moi étions les seules dans notre catégorie et nous nous soutenions pour ne pas flancher. Les instructions étaient simples et nous nous y tenions sans tergiverser. Il est vrai que pour ma part, j’étais gâtée. Dans ma tâche, rien ne me répugnait, au contraire. Depuis toujours, le sentiment d’être utile me réconfortait des efforts qu’il fallait fournir pour y parvenir. Or, utile, sans conteste, je l’étais.
Je cultivais un regret, pourtant : celui de ne pouvoir sortir plus souvent. Lorsqu’on me traînait dans la rue je passais un certain temps à cligner des yeux. Puis, hébétée, un rire grelottant dans la gorge, immobile, je regardais. Les trottoirs, animés vomissaient sur la route, des hordes de piétons aux vêtements bigarrés. D’un côté à l’autre, ils s’apostrophaient, se disputaient, se taquinaient, les bras chargés de paquets, d’enfants, ou voltigeant autour de leur visage pour dessiner ce qu’ils oubliaient de dire. Des voitures les évitaient, des cyclistes passaient en tintinnabulant. Et derrière moi, dans une vitrine aux vitres épaisses, quelques écrans de télévisions d’occasion, diffusaient bruyamment les informations du jour. Je n’y comprenais rien ; j’étais trop jeune et les phrases des journalistes avaient une allure de ritournelle dans laquelle les mêmes expressions revenaient sans s’améliorer : « Pouvoir d’achat, moral des ménages, Président Sarkozy. »
Verte et sa sœur m’avaient parlé des visites qu’on leur faisait, en douce, alors qu’elles attendaient le camion quotidien qui les délesteraient de leur chargement. Car ce qu’elles charriaient, aussi puant ou abîmé que ce soit, intéressait une poignée de personnes peu regardantes. La première fois que je suis sortie, je n’ai pas réussi à les distinguer. Et pour cause ! Contrairement à leurs congénères, ces hommes, ces femmes et ces enfants se fondaient dans le décor. Gris comme le bitume, presque invisibles, ils se coulaient vers nous en surveillant dans toutes les directions à la fois. Enfin, me dédaignant, ainsi que Blanche, qui depuis quelque temps empestait l’alcool, ils escaladaient les sœurs incapables de se défendre.
Ils ne s’attardaient guère, craignant, j’imagine, d’être surpris par les vigiles en costume qui, parfois, s’avançaient sur le trottoir, talkie-walkie en main mais ils repartaient l’air satisfait et leurs visages, plus animés, devenaient pathétiquement humains.
Un jour, alors que j’attendais tranquillement, en savourant le spectacle du quartier, une silhouette s’est coulée contre moi. Apeurée, elle parlait, dans une langue que je n’avais jamais entendue. Je compris qu’elle ne s’adressait pas à moi, car ses yeux, baissés ne me dévisageaient pas. Enfin, ses bras hissèrent à ma hauteur quelque chose qu’elle déposa sur les cartons, à l’intérieur de moi. Elle avait procédé de manière si rapide, avant de s’enfuir aux côtés d’une femme plus âgé, que je ne compris pas tout de suite ce qu’elle avait fait.
Le premier mouvement me fit presque bondir. J’écartai aussitôt mon couvercle pour lui permettre de respirer mais cela ne suffit pas à le calmer. De grêles chevrotements résonnaient à l’intérieur. Le bébé agitait ses membres, sa bouche tétait l’air. Sa tête de gauche à droite, de droite à gauche, cherchait le sein maternel. J’ignorais comment l’inciter au silence ; angoissée, j’oscillai d’une roue sur l’autre. Je cherchai dans la multitude de personnes qui se pressaient alentour, le petit visage chiffonné qui viendrait récupérer le fardeau dont elle s’était délestée, un instant, sur moi.
Je m’aperçus qu’il s’était endormi alors que se profilait au loin le large front du camion poubelle. D’habitude, cette vision me mettait en joie : l’éboueur sifflait ma chanson préférée. D’un geste habile, presque doux, il m’arrimait aux bras d’acier. Je valdinguais dans les airs et, béate de joie, je déversais mon contenu dans les entrailles du véhicule.
Mais, ce soir, je n’avais pas envie qu’il me prenne le bébé. L’avoir dans mon ventre, le sentir, de temps en temps, donner un coup de pied, ouvrir ses mains graciles et caresser mon flanc d’un geste qui m’arrachait un frisson, je ne voulais pas y renoncer si tôt. Dans la vitrine du magasin de télévision un homme brun annonçait une augmentation du SMIC de 2,3%, puis l’image changea brutalement et parmi les flots obscurs de l’océan, une baleine glissa. Une main gantée saisit une de mes poignées. Je freinai de toutes mes forces. L’éboueur s’arrêta de siffler pour me donner un coup de pied énergique dans le bas-ventre. Sous le choc, je glissai jusqu’à la route. La benne me tendait les bras mais je n’avais pas envie de danser et je reculai légèrement. On ne peut pas se sacrifier tout le temps, protestai-je en ouvrant alors mon couvercle d’un claquement sonore. L’homme qui allait m’approcher des bras articulés hurla. Puis il aperçut le bébé. Le chauffeur coupa le moteur tandis que son collègue prenait le nourrisson dans ses bras. Au loin, la sirène d’une ambulance hurlait déjà. On me repoussa sur le trottoir. A la télévision, la baleine se glissait sous le ventre de son baleineau pour l’aider à rejoindre la surface afin qu’il prenne sa première goulée d’oxygène.
[Ceci est ma contribution au sujet lancé par Dorham : "Les poubelles de supermarché"]

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