Ne me dites pas que ça ne vous est jamais arrivé : vous entendez un gros beauf’ faire une blague bien grasse sur les femmes, les noirs, les juifs, les arabes, les handicapés, les homosexuels ou toute autre catégorie de la population qui ne ressemble pas exactement au mâle blanc occidental, catholique, hétérosexuel et valide, cet être arrogant qui n’a toujours pas digéré de ne plus être reconnu comme le maître incontesté de la planète. Comme vous êtes intelligent et respectueux de la personne humaine (sinon, vous ne visiteriez pas ce site), vous vous indignez à juste titre contre cette expression d’intolérance ordinaire, et alors, ça rate rarement, l’imbécile que vous accablez de reproches vous sort ce qui est devenu le joker n°1 de tous les réacs qui se croient comiques : « Ouah, on peut vraiment plus rien dire, Desproges serait en taule aujourd’hui ! »
Comme vous le savez, on a commémoré hier les trente ans de la mort de Pierre Desproges : je voudrais donc abuser de la circonstance pour dire STOP ! Il n’y a rien de plus pervers, sur le plan intellectuel, que prendre un mort en otage et profiter de son incapacité à se défendre pour l’utiliser comme bouclier contre les critiques dont on est soi-même l’objet ! C’est trop facile et c’est profondément malhonnête, surtout envers Desproges qui n’était qu’un humoriste : un humoriste de première classe, certes mais un humoriste quand même, qui disait lui-même que « ce qui est très dur quand on a un nez rouge, c’est d’oser l’enlever sans être ridicule, sans se prendre pour un penseur ou un moraliste ». Rendez-vous compte : on a érigé un rigolo qui se faisait passer pour un procureur et se déguisait en lapin Duracell au rang de maître à penser ! Il y a quelque chose qui ne va pas, non ?
On lui attribue souvent la citation « On peut rire de tout mais pas avec n’importe qui » : il faut d’abord savoir que, contrairement à une opinion répandue, il ne l’a pas écrite sous cette forme dans son réquisitoire contre Jean-Marie Le Pen. Vous pouvez relire le texte tel qu’il a été édité, vous ne trouverez pas telle quelle cette sempiternelle phrase pour la bonne raison qu’il n’a pas cherché à y délivrer une sentence définitive mais seulement à faire part des doutes qui l’habitaient quand on lui demandait de faire rire en présence d’un leader fasciste. La seule fois où je l’ai entendu prononcer la fameuse phrase, il l’a introduite par « je crois que » : il précisait donc bien que ça ne reflétait que son opinion ! Desproges n’avait pas de certitudes à asséner et il faut cesser d’en faire un théoricien du rire alors qu’il était simplement un praticien de génie – ce qui est déjà énorme, convenons-en.
Une fois ce point éclairci, reste ce qui a été l’argument-massue des défenseurs d’un certain Dieudonné M’Bala M’Bala pendant la terrible année 2014 : le sketch sur les Juifs… Alors oui : oui, on a le droit de rire du pire, on a le droit d’utiliser le second degré pour traiter du racisme et de l’antisémitisme, on a le droit de tester les limites de ce que le public est prêt à accepter MAIS encore faut-il avoir du talent pour y arriver ! Ce n’est ABSOLUMENT pas donné à tout le monde ! Il ne suffit pas de ressortir du placard les stéréotypes qui ont fait les beaux jours de la propagande dans les années 1940 et de coller dessus l’étiquette « second degré » pour être un génie de la trempe de Desproges ! Sinon, il y aurait des maîtres ès déconne dans tous les cafés d’Hénin-Beaumont…
Bref, une bonne fois pour toute : si vous n’êtes pas assez bon humoriste pour rire de sujets tabous sans choquer, n’accusez pas le public d’être trop bête pour comprendre, contentez-vous de lire des blagues Carambar et foutez la paix à Desproges ! S’il savait ce qu’on ose dire en son nom, il se suiciderait !