Brest, jeudi 14 juin, 12h45. Ayant un peu de temps entre mon déjeuner et mon prochain rendez-vous, je risque un tour à la librairie Dialogues où je constate la sortie de nouveaux tomes de deux bandes dessinées qui ont bercé mon enfance : d’une part, le quatrième tome de Kid Lucky où Achdé, qui préside aux destinée du poor lonesome cow-boy depuis la mort de maître Morris, raconte l’enfance de l’homme qui tire plus vite que son ombre et remet les pendules à l’heure en rappelant qu’avant d’être le redresseur de torts intrépide et un peu hautain que l’on connaît, Lucky Luke a été lui aussi un gamin maladroit, angoissé et gaffeur comme nous tous ; d’autre part, le 49ème album de Léonard, déjà le troisième tome de la série à avoir été scénarisé par Zidrou : reprendre un classique de la BD est un exercice risqué, surtout quand il faut succéder à un vieux routier du gag comme Bob De Groot, mais on ne peut qu’être rassuré par la qualité des gags imaginés par le nouveau scénariste.
En retrouvant ces deux séries, je constate un point commun troublant : dans l’une comme dans l’autre, on découvre la vie d’un enfant trouvé. Dans Kid Lucky parce que le cow-boy n’a jamais connu ses vrais parents ; dans Léonard parce que l’inventeur farfelu créé par Turk et De Groot est l’heureux père adoptif, depuis son précédent album, d’une petite fille aussi charmante qu’éveillée (bien qu’un peu capricieuse) qu’il a baptisée Mozzarella. Le plus curieux est que la comparaison ne s’arrête pas là puisque, dans un cas comme dans l’autre, l’enfant trouvé est doté d’une famille adoptive ayant exactement la même « structure », c’est-à-dire composée de trois personnages ayant chacun la même fonction et le même profil psychologique d’une série à une autre : un homme âgé et atrabilaire représentant l’autorité paternelle (le shérif Elias / Léonard), une imposante matrone veillant farouchement sur la quiétude et la propreté du foyer (la bistrotière Martha / Mathurine) et un grand dadais gaffeur jouant, volontairement ou pas, un rôle d’instructeur et de compagnon de jeu (le cow-boy Sam / Basile le disciple).
Cette coïncidence est d’autant plus étonnante qu’elle fait mentir ceux qui prétendent que les mêmes effets sont toujours produits par les mêmes causes car le processus créatif ayant conduit à la formation de ces familles n’a sûrement pas pu être le même pour chacune : Achdé a créé de toutes pièces, pour ainsi dire tiré du néant, une famille d’accueil pour un héros dont il n’a été que le repreneur là où Zidrou a donné le statut de famille adoptive à un trio qui existait déjà de longue date, comme s’il estimait, en tant que nouveau scénariste, que cette triplette était désormais assez mûre pour constituer une famille susceptible d’accueillir un enfant ; en clair, avec Achdé, l’enfant trouvé a précédé sa famille d’accueil, avec Zidrou, c’est le contraire.
Pour résumer, d’une série à une autre, tout se passe comme s’il n’était pas envisageable de concevoir une famille d’accueil capable d’intégrer un orphelin en son sein comme si elle n’est pas déjà constituée d’un père, d’une mère et d’un grand frère. Je n’en tire pas de conclusions hâtives, je sais bien que je parle ici d’auteurs qui sont les premiers à pourfendre les stéréotypes dès qu’ils en ont l’occasion. Mais peut-être qu’un jour, on n’aura plus de scrupules à mettre en scène, dans une BD d’humour destinée aux jeunes, un couple homosexuel éduquant un enfant adopté. Peut-être.