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L’originale

Publié le 21 mars 2019 par Legraoully @LeGraoullyOff

L’originale« Vous serez peut-être une grande journaliste ! »

Telle avait été la déclaration solennelle du directeur du journal entouré de ses collègues, au moment où il l’engageait dans son équipe, cela grâce à quelques articles qu’elle avait écrits et publiés à l’âge de vingt-deux ans.

Certes elle avait du style, c’est ce que le lecteur apprécierait. Mais en attendant, elle devait tout apprendre à la base.

En réalité, il s’était agi de corvées sans fin comme de copier des milliers d’adresses pour la publicité. Pourtant elle s’était accrochée !

Mais quelle journée elle venait de passer ! Ce matin, elle était partie pleine d’espoir, car elle subodorait que des choses se préparaient en haut lieu et elle avait dans l’idée qu’elle pourrait peut-être décrocher un reportage intéressant.

Or justement, dès le début de la matinée le directeur l’avait convoquée. Le cœur battant, elle avait franchi en ascenseur les dix étages conduisant au sommet et frappé à la porte du luxueux bureau d’où le big boss dominait la ville, avec une vue superbe sur le port de Chicago.

Il avait été très aimable, tout en expliquant qu’il allait lui parler franchement.

« Si vous voulez vraiment faire quelque chose, ce que je crois, il faut rester le soir au lieu de partir en même temps que les employés. Je viens vers les sept heures et, avec mon équipe, nous décidons alors tout ce qui est important. »

Elle ne disait rien, atterrée ! Son salaire était si maigre qu’elle avait été obligée de prendre un deuxième job et, après ses huit heures de bureau, les soirées se passaient à faire travailler un enfant.

« Serais-je augmentée, demanda-t-elle timidement.

– Patience, vous aurez votre rôle. Si vous ne voulez pas rester toute votre vie à faire les chiens écrasés, il faut choisir ! »

Le directeur était un bel homme, la cinquantaine sportive et soignée. D’origine latine, il était devenu directeur du journal après une brillante carrière militaire.

« Il vous faut quelqu’un, dit-il, pour vous présenter dans le monde, vous ne pouvez le faire seule… »

En parlant de la sorte avec animation, il s’était levé. Maintenant ils étaient debout tous deux, l’un près de l’autre et tournaient le dos à la cheminée où brûlait un bon feu de bois.

Il se tenait près d’elle à la toucher. Soudain, il passa le bras autour de sa taille et chercha sous le tissu le contact de sa peau.

Dans sa naïveté, elle ne s’y était pas attendu. Figée, stupide, elle resta de glace.

Il eut vite fait de la deviner.

« Elle a besoin de quelqu’un, se dit-il, mais elle n’est pas délivrée des scrupules religieux dans lesquels elle a été élevée, son père était méthodiste, autrement dit des plus stricts, voire puritain. » Sans quêter une réponse, pour mettre fin à une situation sans issue et déplaisante, il la lâcha, s’éloigna d’elle et se rassit derrière son grand bureau d’acajou qui maintenant les séparait.

« Tout cela n’est pas sérieux (À qui le dites-vous, pensa-t-elle aussitôt). Je vous l’ai déjà laissé entendre au cours des dernières semaines…  À propos, depuis combien de temps travaillez- vous ici ?

– Six mois.

– Et bien, il est grand temps de vous orienter autrement. Nous sommes une équipe d’hommes, pour un journal masculin : la boxe, la prohibition, les trafics, les crimes, même… Non, croyez-moi…

– Mais c’est ce qui me passionne …

– Alors, vous aimez le risque, je le devine. Mais que gagnerez-vous à courtiser le danger ? Un frisson d’excitation, alors qu’un de ces jours, vous aurez un coup dur. Croyez-vous que cela en vaille la peine ?   Soyez plus réaliste, il faut chercher du côté des revues féminines. Cela vous ennuie ? Mais si vous pouviez vous intéresser à la couture, dessiner des robes, créer des modèles, si vous aviez du goût pour la décoration des foyers, telle que je vous connais, vous pourriez vous faire une belle situation… J’irais jusqu’à vous recommander à quelqu’un… Réfléchissez et revenez me voir » conclua-t-il pour mettre fin à l’entrevue et, tête baissée, tout en feuilletant ses papiers, il lui lança, au moment où elle allait ouvrir la porte :

« Le Chicago Tribune, ce n’est pas pour les petites filles… »

Gladys comprit que sa situation ne tenait plus qu’à un fil.

Cependant quelques heures plus tard le directeur lui fit demander si elle n’avait pas encore des articles à lui soumettre. Elle n’en avait plus. Quand aurait-elle eu le temps de se mettre en campagne pour les rédiger ?

Et, ce soir-là, après les heures données à son petit élève, c’est avec un serrement de cœur qu’elle retrouva son Foyer pour Jeunes Filles Chrétiennes, qu’elle nommait « Le Purgatoire », lugubre bâtisse de briques, située en face d’une prison.

Le froid avait commencé, la neige et la glace recouvraient les avenues. Elle était frigorifiée.

En entrant dans sa chambre, simple cube « cubicle », sans même la place d’une table et « chauffée » par un minuscule tortillon électrique, elle comprit qu’elle n’avait jamais été aussi sensible à son dénuement.

Devrait-elle donner sa démission, plutôt que d’attendre un licenciement ?

À ce moment son regard accrocha un paquet de lettres posé sur sa commode. Elle recevait de longues missives qui la transportaient bien loin de l’Illinois, en Floride ! À chaque fois, elle les palpait avec ferveur et les décachetait avec impatience. C’était l’évasion loin du Purgatoire vers des plages ensoleillées, une contrée exotique et, là-bas, un jeune homme espérait sa venue… À cette pensée, elle saisit son courrier et le pressa contre son coeur. Mais qu’allait-elle décider ? Son problème n’était pas seulement un problème de carrière, c’était celui d’une femme. Et elle s’était vantée de pouvoir réussir sur les deux tableaux : carrière et vie conjugale ! Bien difficile, quand on choisit le journalisme.

Elle se revit le même matin dans l’ascenseur, gagnant le top ; elle pourrait, elle aussi régner dans ce vaste bureau, le directeur lui avait fait deviner comment. Et, bizarrement, provenant d’un humour elle ne savait d’où, la société lui apparut sous forme d’étages, comme au journal, ou plutôt, comme dans un grand magasin.

À chaque étage, au fur et à mesure que l’on s’élevait, il y avait des rayons différents, avec de nouvelles marchandises, que décrivait le garçon d’ascenseur.

Rez-de-chaussée : c’est la librairie hantée par les intellectuels désargentés, écrivains ratés, journalistes perdus par l’alcool, petits profs miteux d’écoles privées, le front chauve chaussé de lunettes, enfin vieilles filles globe-trotters en quête d’atlas !

Premier étage, celui des cocotes : parfums, perruques, maquillages, coussins, draps de satin…

Deuxième : rayon de luxe pour mariages riches : panties en dentelle, parapluies et corsets, batteries de cuisine en cuivre, chaussons fourrés, jeux de société idiots pour les soirées, car on s’ennuie beaucoup …

Ensuite, autre étage : joie des chasseurs, des mercenaires et des anarchistes, armes de tous calibres et de tous genres, parfaites panoplies du gangster, grenades, poignards, etc…

Serait-ce au sommet, le rayon des mystiques ? Costumes pour moines et religieuses, robes de bure, cordes, sandales et disciplines, voiles noirs, cornettes, amidon…

Est-ce tout ? N’y a-t-il rien d’autre ? Rien qu’elle pourrait volontairement choisir ? Un idéal, un but, une passion, le grand amour, le bonheur …

À cette pensée, les raisonnements humoristiques s’effondrèrent et Gladys éclata en sanglots en se laissant tomber sur son petit lit. Dans sa solitude, la menace du désespoir, de la dépression s’emparait d’elle. Et en même temps, le souvenir de Harry repassait dans sa mémoire, sous forme de flashs, elle revit leur rencontre, leur brève idylle platonique.

C’était à New York, où elle était allée passer les fêtes de Pâques avec ses parents. Un jour, lasse d’errer seule dans cette fourmilière, elle s’était assise sur un banc à Central Park, au milieu des arbres poétisés par les premiers feuillages. Il l’avait suivie et abordée par le traditionnel « Hello, baby ! » Contrairement à son habitude, elle avait souri sans aucune réaction de défense. C’était un bel homme, grand, au teint hâlé, aux cheveux blonds frisés, aux yeux bleus très clairs, aux traits un peu forts. Un personnage sûr de lui, sans problèmes, avec un corps d’athlète. Armurier de son métier, il était à New York pour affaires, mais il habitait Orlando, au cœur de la Floride. Il avait l’accent un peu traînant des Sudistes.

Charmée par cette présence, elle avait accepté de sortir avec lui et, pendant quinze jours, ils ne s’étaient pas quittés. Pour elle, il avait prolongé son séjour. Elle comprit qu’il était aisé, peut-être riche. Il lui avait montré la photo de sa villa, celle de sa magnifique Chrysler et il avait décrit son fusil de chasse…

Pendant leur séjour, il ne lui refusa aucune distraction et la gâta comme elle ne l’avait jamais été. Le matin, il y avait la visite de la ville, ils parcoururent l’immense Metropolitan Museum et, ce qui amusa beaucoup la jeune fille, escaladèrent la staue de la Liberté.

Il y a de tout à New York, c’est un microcosme. Ils essayèrent de nombreux restaurants, italiens, français, chinois, hongrois… Et puis, les théâtres, ils y allèrent tous les soirs – il y en a tellement – lui, c’était surtout pour lui faire plaisir à elle, car il préférait le cinéma. Il avait un culte pour les grandes vedettes américaines.  Enfin, il tint absolument à voir les Ziegfried Follies et là, devant cet interminable défilé de poupées levant la jambe en mesure et apparaissant dans tous les costumes imaginables, Gladys s’était ennuyée, tandis que lui était ravi.

Quand vint le moment de se séparer, ils s’étaient promis de s’écrire.

« Si vous voulez venir à Orlando, ajouta-t-il alors, rien de plus simple, vous n’avez qu’à me le faire savoir. Moi, une fois là-bas, je vais commencer par aller pendant un mois à la chasse, dans les collines qui sont proches de la ville. »

Il lui dit adieu sans même un baiser. Elle s’en étonna. En dehors de l’offre déguisée de lui payer le voyage et le séjour, il ne lui avait fait aucune déclaration. Pas non plus de mots d’amour ou de mots tendres dans les lettres. Il se bornait à un peu d’humour et à vanter les charmes de la Floride… À force de lire et de relire ces missives, elle s’était mise à aimer ce pays, à désirer le connaître. Là-bas, elle n’aurait plus jamais froid.

Et maintenant, au milieu de ses larmes, elle évoque ce qu’il décrit. Elle imagine ces plages immenses où, chose amusante, roulent des automobiles, où des milliers de coquillages de toutes formes déploient leurs roses corolles… Ces collines de pins qui voisinent Orlando… Et s’ils allaient en voyage de noces, peut-être jusqu’à l’extrême Sud, qu’on appelle le Gibraltar de la Floride, elle verrait le parc national des Everglades, immense prairie où volent, nichent et circulent des milliers d’oiseaux de toutes sortes : faucons aux épaules rouges, oiseaux moqueurs, aigles à tête blanche, piverts, hérons de toutes catégories, ibis aux ailes bordées de noir, aigrettes, pélicans, cormorans et tant d’autres… Ce serait un contraste merveilleux avec Chicago déjà trop industrialisé, une vie en pleine nature, dans une sorte de paradis terrestre, au milieu d’une végétation luxuriante comme elle n’en avait jamais vue.

Alors ce soir-là exténuée, n’en pouvant plus et dans la crainte que son travail ne puisse lui permettre de percer, elle écrit à Harry tout ce qui lui passe par la tête et s’abandonne à confesser son chagrin. Instinctivement elle cherche à s’alléger d’un grand poids, à s’en décharger sur les épaules si robustes de son correspondant. Sans cacher ses larmes, elle appelle au secours. C’est un S.O.S. Soulagée par cet exercice, elle finit par s’endormir.

Le lendemain matin, elle relit sa lettre, puis la déchire et se prépare pour aller au bureau.   La nuit porte conseil. Un plan s’est formé dans sa tête. Une fois à son travail, vers le milieu de la matinée, elle demande à voir le directeur. Ce dernier ne lui a-t-il pas conseillé de revenir quand elle aurait réfléchi. C’est déjà fait. Il va admirer son esprit de décision. Tout de suite, l’entrevue est acceptée.

À son arrivée, elle affiche une attitude pleine d’assurance et il l’observe avec curiosité.

« Je viens vous demander un congé de quelques semaines… »

Comme il allait protester, elle le devance.

« Un congé sans salaire… Je vais partir en voyage et je ramènerai des reportages… S’ils vous plaisent, peut-être serez-vous amené à revoir ma situation, sinon, j ‘irai voir ailleurs…

Il lui sourit alors avec une lueur d’admiration dans les yeux et parait enchanté.

Le reste de la journée se passa comme d’habitude, mais elle avait obtenu sa liberté à compter du lendemain.

Le soir même, elle écrivit une autre lettre à Harry. Les hommes détestent les gémissements, ils ont sans doute pitié des victimes, mais ils choisissent les femmes qui réussissent. Il ne s’agit pas de perdre sa fierté. Au contraire, il faut renforcer son prestige. Gladys, en conséquence, annonce à Harry qu’elle va venir à Orlando, envoyée par son journal pour faire des reportages pendant quelques semaines et qu’il n’a pas à s’inquiéter de ses frais. Par contre, elle sera très heureuse de renouer connaissance, de le voir vivre dans son pays. Peut-il lui recommander un hôtel convenable, sinon luxueux ?

En effet, Gladys est décidée à jouer le tout pour le tout et à dépenser ses dernières économies.  De l’argent qu’elle a péniblement mis de côté, quand elle avait un job de vendeuse de produits de beauté.

L’originale
La réponse chaleureuse de Harry ne se fait pas attendre. Il ira.la chercher à la gare avec sa Chrysler et la conduira lui-même à son hôtel.  De plus, il lui fournira tous les détails susceptibles de l’aider dans ses reportages.

« Je ne me suis pas trompée, se dit Gladys, les hommes aiment le succès, il faut qu’ils puissent admirer l’élue de leur cœur ! »

À cet instant lui revint en mémoire une petite phrase que Harry avait lancée avant leur séparation :

« Dans ce genre de voyage, on part à deux, mais on revient parfois à trois !

C’était le risque. C’est pourquoi elle avait refusé la première invitation par lettre, dans laquelle il lui offrait de tout payer… Se retrouver avec un bébé quand on n’a déjà pas un sou et que l’on est obligée de travailler n’avait rien de tentant. Et pourtant, quel âge avait-elle ? Bientôt vingt-quatre ans ! Et toujours vierge ! Cela commençait à friser le ridicule.

« Il faudrait tout au moins, se disait-elle, que je me fixe un âge limite… Trente ans ? Ce serait le grand maximum à ne pas dépasser ! Et comme ce serait long avant d’y arriver !

Elle avait donc fait comprendre à Harry qu’elle était sérieuse et ne cherchait pas d’aventure sans lendemain. Non, il lui fallait la bague au doigt !

Gladys avait à peine eu le temps de s’installer dans son petit hôtel d’Orlando que, dès le lendemain matin, Harry se présenta, lui demanda de ses nouvelles et lui annonça qu’il avait tout prévu pour un pique-nique. Elle accepta avec joie.

Une fois partis dans la nature, il ne manifesta aucune familiarité déplacée, toutefois elle le sentait très proche, très heureux aussi d’être avec elle. Il suffisait d’un regard, d’un sourire de ce jeune homme, ou pluôt de cet homme, car il avait vingt-huit ans, oui. Sans se parler, ils se devinaient sur le point d’être l’un à l’autre.

Le pique-nique qu’ils avaient étalé sur les aiguilles de pins, se passa très gaiement et Harry déboucha une bouteille de champagne. Puis, ils rangèrent le reste des victuailles dans le panier et partirent en promenade. Pour elle, c’était un enchantement. Et lui, ému, se demandait si son existence de célibataire n’allait pas prendre fin bientôt. Il hésitait, au bord de la déclaration, elle ne lui avait dit aucun mot tendre, n’avait fait aucun geste d’encouragement…

Or Gladys, dans son euphorie, ne laissa guère à Harry le temps de poursuivre sa méditation amoureuse, de préparer la phrase de sa demande en mariage, comme il sied à un homme de la formuler.

Primesautière, sans soucis, elle redevint impulsive. Après avoir jeté quelques exclamations à la vue d’un oiseau, ou devant une échappée sur la vallée, par un bizarre retournement, elle se mit à évoquer la fascination que lui avait causé Chicago, la passion avec laquelle elle souhaitait décrire les bas-fonds, et se lancer dans des enquêtes journalistiques sur la piste de criminels ! Elle avait tellement apprécié les expéditions dans lesquelles elle s’était déjà enhardie et qui lui avaient permis de publier sa série d’articles ! Elle aimait le défi. C’était le règne de la prohibition, dont les maîtres s’entouraient d’une faune de délinquants et de prostituées. La ville était dangereuse. Elle emportait toujours un sifilet dans son sac, et parfois, un grand couteau ! Certes elle est intrépide, mais elle ne pensait pas qu’une femme de sa catégorie serait menacée par Al Capone, roi de la pègre, qui avait, parait-il, certaine générosité de cœur. C’est pourquoi, sans crainte, elle est passée devant sa maison, belle demeure en briques située dans Prairie Avenue, le quartier bourgeois, peuplé d’Américains de la zone sud. De même, elle a longé, impavide, la 22e rue, artère centrale au milieu de laquelle se situe le grand Hawthorne Hotel, état-major dudit gangster. Récemment le bâtiment a donné lieu à un tir nourri de la police, « tir auquel j’ai assisté et que j’ai décrit », précisa Gladys. Le seul dommage causé fut la destruction de toutes les vitres. Et pourtant, ajouta-t-elle avec entrain, l’année précédente, en 1929, sept types d’un gang ennemi, celui de Bug Moran, ont été descendus à la mitraillette par les hommes d’Al Capone. Ah, ce Bug Moran ! Si je pouvais le voir, le décrire, s’exclama Gladys… et même… le photographier, ce serait formidable !

À bout de souffle, Gladys s’était tue. Elle se retourna vers son compagnon qui avait écouté sa longue tirade sans rien dire. Il était médusé. Pendant leur séjour à New York, elle avait semblé si différente. Il l’avait jugée bien élevée, sérieuse, charmante. A l’époque, c’était surtout lui qui avait parlé. Et avec quelle passion elle l’avait écouté ! Il en avait conclu qu’elle était amoureuse. Pour lui, tout était simple et c’était un homme qui voulait se marier. Mais maintenant, il la découvrait vraiment. Alors une phrase tournait dans sa tête, que d’ailleurs il ne prononça pas :

« Une bonne, table, du beau linge et des enfants… Qu’est-ce que cela devient dans tout ça ? »

Dans son envolée enthousiaste, Gladys avait presque oublié la présence de son compagnon qui cheminait auprès d’elle. En l’observant à nouveau, elle le trouva indécis, mais n’attacha pas la moindre importance à son changement d’expression. À la fin d’un silence, il lui répondit à son tour en s’étendant sur les charmes de la Floride. Il aimait cette ville d’Orlando, qui s’allongeait devant eux, saine, robuste, façonnée et forgée par le grand air. Il la jugeait promise à un grand avenir, avec ses développements industriels, et elle deviendrait la reine du tourisme, alors qu’elle n’était encore qu’un paisible carrefour. Cependant elle commençait à attirer des gens du monde entier et l’hôtellerie allait prendre une expansion rapide…

Pendant qu’il vantait ainsi sa patrie, une part de lui-même songeait à son beau magasin, à son jardin exotique planté de grands arbres en fleurs, à sa villa si confortable, tout ce qu’il aurait voulu faire visiter à Gladys. Une heure plus tôt il avait été sûr qu’il allait l’emmener chez lui le soir même, et qu’ils passeraient la nuit ensemble, dans ce vaste lit, couvert d’un édredon de satin… Mais comme un nuage passager peut assombrir le ciel, tout avait changé.

« Et la vie est douce, ici, Gladys », ajouta-t-il en lui lançant un petit regard plein de mélancolie. Il n’aborda plus aucun autre sujet et la raccompagna silencieusement à son hôtel.

La jeune fille, dans sa légèreté et sa distraction demeurait tout de même un peu étonnée par le changement d’attitude de Harry. Le soir, seule dans sa chambre, elle s’examina dans le miroir.

« Suis-je jolie », se demanda-t-elle.

Pour une jeune personne qui rêvait d’exploits et que l’on jugeait masculine à cause de ses ambitions, elle était essentiellement féminine. Des joues rondes, des cheveux châtains, flous et légèrement bouclés jusqu’aux épaules, de longs cils, de magnifiques yeux verts ; en se déshabillant, elle constata la blancheur de sa peau, on eut dit une perle sortant de son écrin de velours.

Certes, elle avait de quoi plaire à un homme. Mais à la fin de cette journée de retrouvailles, elle éprouvait, sans pouvoir se l’expliquer, un vague sentiment de tristesse et de déception.

Dans le fond, n’aurait-elle pas aimé le voir à ses pieds et entendre ses déclarations d’amour passionnées ! Rien de tel ne s’était produit. Il ne lui avait pas fait la cour, ni formulé le moindre compliment. Mais pourquoi donc ?

Le lendemain matin, il se présenta de bonne heure à son hôtel.

« J’ai compris, lui dit-il, à quel point vous tenez à faire des reportages. Mais avez-vous pensé à des sujets ?

– Oui, bien sûr, en particulier une comparaison entre les femmes de Floride et celles de l’Illinois… Je suis en faveur du progrès et de la libération de la femme…

– Peut-être devriez-vous vous inscrire à un syndicat… » Il parlait avec ironie, mais elle ne le devina pas.

Il lui remit alors un dossier :

« Vous verrez là-dedans des adresses de gens que vous pourriez interviewer… Vous trouverez tous les détails, vous pourrez dire que vous venez grâce à moi, je suis connu, cela vous aidera. D’autre part, j’ai reçu ce matin un télégramme qui m’oblige à partir immédiatement en voyage… »

Elle s’aperçut de sa mélancolie. Pour chasser cette ambiance, il lui offrit du thé et, au moment du départ, fut un peu moins distant, il lui donna quelques petites tapes amicales dans le dos.

Mais elle avait compris que son au revoir signifiait une rupture.

« Je vous enverrai les articles », dit-elle.

Il hocha la tête. Sans ajouter un mot, il esquissa un salut, puis s’en alla.

Restée seule, enfoncée dans un fauteuil club du hall de l’hôtel, elle médita sur cette séparation. M’aimait-il ? Je ne sais plus. Et moi, est-ce que je l’aimais vraiment ? A cette pensée, elle ressentit un pincement au cœur. Sa compagnie lui manquait déjà.

Bah, dans le fond, la vie en Floride ne lui aurait pas convenu, ces femmes du Sud, conclut-elle, never achieve anything, elles se laissent vivre, c’est tout.

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