Claire Bretécher nous a quittés la semaine dernière ; j’avoue que j’ai pris du temps à chercher les mots pour en parler car sa mort n’est pas seulement la disparition d’une grande dessinatrice mais aussi le point final d’une époque.
Tout d’abord, vous le savez sans doute déjà, Bretécher faisait partie de la triplette magique qui avait fondé L’écho des savanes en 1972 : plus qu’un journal parmi d’autres, ce titre de presse a véritablement fait entrer la bande dessinée d’humour françaises dans l’âge adulte en renonçant à toutes les entraves qui bridaient le 9ème art. La création de cette revue marquait le point culminant d’une ère flamboyante où les artistes créaient leurs propres magazines et se libéraient de la tutelle des éditeurs frileux. On parlait de sexualité sans remords ni arrière-pensée, Bretécher elle-même s’adressait pédagogiquement aux adolescentes pour leur apprendre à maîtriser leur corps qui changeait… Bref, c’était le temps de toutes les libérations, les vieilles tutelles sautaient les unes après les autres, l’avenir semblait prometteur. Aujourd’hui ? L’écho n’est plus que l’ombre de lui-même, Gotlib est mort depuis trois ans et demi, Mandryka, seul membre du trio encore en vie, a presque autant de mal qu’à ses débuts à imposer son concombre à des éditeurs qui ne raisonnent qu’en termes de profit à court terme et croient le public trop bête pour comprendre l’humour absurde, les rayons BD des librairies sont bourrés de biographies et de séries pseudo-humoristiques insipides, même le Psikopat a mis la clé sous la porte, la décennie a été marquée par la Manif pour tous et le Printemps français et les jeunes font volontairement leur service national ; ça se passe de commentaires, je suppose ?
Mais surtout, Bretécher a publié sa série Les frustrés dans Le nouvel observateur, tendant aux gens qui constituaient le « cœur de cible » de ce journal un miroir peu glorieux : en ce temps-là, on pouvait encore se permettre de montrer du doigt les contradictions des « nantis de gauche » sans que ça entraîne une disqualification systématique de leurs idées. Aujourd’hui, comment faire ? Les réacs de tout poil guettent la moindre occasion pour jeter les « bobos bien-pensants » en pâture à la vindicte d’une « France d’en bas » présumée raciste et homophobe : dès lors, la moindre critique envers les milieux sociaux qui étaient épinglés dans Les Frustrés vaut à celui qui l’émet d’être mis dans le même sac que lesdits réacs, lesquels ne se gênent d’ailleurs pas pour faire cette récupération ! Et ça marche, cette saloperie : il n’est plus possible de parler de droits de l’homme, d’égalité, de justice, sans être catalogué « bobo » même si on touche le RSA, et même les gens de gauche tombent dans le panneau ! Déjà, avant, on ne s’esclaffait pas en lisant une BD de Bretécher, ce n’était d’ailleurs pas le but premier de son humour « à froid » : à la lecture de ses lumineuses trouvailles illustrant des observations sociologiques souvent très fines, on souriait, on ricanait dans le meilleur des cas ; mais aujourd’hui, on risque carrément de pleurer…
Enfin, tout cela ne la concerne plus : elle nous a laissés avec les « Gnolguis » et les « Pouffes » qui nous pourrissent la vie ; si elle retrouve Gotlib au royaume des morts, je suis sûr qu’il n’arrivera toujours pas à la dessiner ressemblante.
Vous avez remarqué ? Je n’a pas parlé une fois de sa beauté ni même dit qu’elle était forcément une « pionnière » parce qu’elle était une femme. La classe, non ?