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Calife blues (fan fiction)

Publié le 26 mars 2020 par Legraoully @LeGraoullyOff

Vous avez tous entendu parler de la déprime post-partum que ressent une femme après avoir accouché. Vous savez aussi que quand on a enfin atteint un but qu’on poursuivait avec acharnement depuis longtemps, on peut avoir le sentiment, une fois l’euphorie de réussite passée, que tout est fini et que plus rien ne nous rattache à la vie. C’est exactement ce qui est arrivé à mon patron.

Je ne vous le présente plus, vous le connaissez tous : vous en avez tous entendu parler au moins une fois, du méchant grand vizir qui veut devenir calife à la place du gentil calife. Et bien il a réussi, il a conquis le pouvoir suprême, il a dégagé le gros mollasson. Ne me demandez pas comment, ça n’a pas d’importance. Ou du moins, ça n’en a plus : car aujourd’hui, mon patron devenu calife à la place du calife me donne bien du souci. Maintenant qu’il a enfin ce qu’il voulait, on dirait qu’il n’a plus goût à rien. Il est devenu presque aussi amorphe que son prédécesseur, il passe ses journées à broyer du noir sur ses coussins. Vous pouvez le détester au-delà de tout, vous ne pourriez pas apprécier de la voir dans un tel état. Je suis donc allé le voir, il fallait que je rompe le silence :

« Enfin, patron, qu’est-ce qui ne va pas ? »

Il leva vers moi un regard de chien battu, mais aucun son ne sortit de sa figure morne et résignée. Nous restâmes quelques minutes à nous regarder en chiens de faïences jusqu’à ce que je reprenne l’initiative :

« Allez, patron, dites-moi, je le vois, que vous n’allez pas bien ! Vous pouvez tout me dire, j’ai toujours été à vos côtés ! »

Il ne répondit pas tout de suite. Il sembla me sonder du regard, comme pour vérifier si mes paroles étaient sincères, jusqu’à ce qu’enfin, il desserre les dents :

– Je ne suis plus rien… Je suis fini… Je ne suis plus bon à rien…

– Mais non, protestai-je, comment pouvez-vous dire ça ? Vous êtes calife, vous êtes tout puissant, vous pouvez faire tout ce que vous voulez !

Il resta muet quelques temps avant d’oser répondre, comme si sa langue était alourdie au point de nécessiter un effort surhumain pour être remuée. Puis il s’éclaircit la voix et se décida enfin à m’ouvrir son âme :

– Vois-tu, mon petit… Moi, ce que je voulais… C’était être un tyran… Faire souffrir le peuple… Laisser dans l’histoire un souvenir épouvantable…

– Et bien qu’est-ce que vous en empêche ?

– Je ne sais pas… Écoute : déjà, je pensais que rien qu’en prenant la place du gros poussah, je me ferais détester du peuple…

– Ah ? Ben pour le coup, c’était raté : le jour de votre intronisation, les gens criaient votre nom avec enthousiasme !

– Et oui… Je n’avais pas réalisé à quel point les gens en avaient marre de l’apathie de mon prédécesseur ! Ils voulaient de l’action, du changement, des réformes ! Alors j’ai pris des décisions que je pensais cruelles : pour commencer, j’ai durci les conditions d’accueil des réfugiés qui viennent demander l’asile chez nous…

– Ah ben ça, c’est dégueulasse, ça a dû les indigner !

– Penses-tu ! Ils ont applaudi ! Ils étaient ravis qu’on s’en prenne enfin aux étrangers !

– Pas possible ?

– Mais si ! Quand je leur ai dit que ces réfugiés qui ont peur, faim et froid sont des privilégiés, ils y ont cru, ces crétins ! Alors pour qu’ils perdent leurs sourires béats, j’ai réduit les budgets de l’éducation nationale et supprimé des postes de profs.

– Ah ben là, ils ont dû gueuler !

– Non plus ! Les gens détestent les profs, ils les prennent pour des fainéants toujours en grève ou en vacances… Alors j’ai fait encore plus fort, j’ai pris des décisions de plus en plus cruelles, et plus j’étais salaud avec eux, plus ils étaient contents ! J’ai fait mettre des gardes partout pour les surveiller ne permanence, ils ont cru que je luttais contre la délinquance ! J’ai supprimé une taxe destinée à financer la transition écologique, ils ont salué la diminution de la pression fiscale ! J’ai même tiré prétexte d’une maladie bénigne, pour les forcer à rester chez eux, ils m’ont écouté religieusement et j’ai même reçu des lettres pour me féliciter de ma prudence !

– Donc, si je vous suis bien, patron, chaque fois que vous avez essayé de leur faire du mal, vous les avez rendus heureux ?

– Et bien oui… Du coup, je ne sais plus quoi faire.

Il baissa la tête de plus belle, ne sachant plus quoi ajouter. Je tentai un conseil :

– Et si vous essayiez de leur faire du bien ? Ça les rendrait peut-être malheureux ?

– Impossible, mon petit, je suis un méchant, une crapule, un pourri, je ne peux pas aller contre ma nature ! Le problème, c’est que j’ai trouvé plus méchant que moi : la foule. Même l’individu le plus malsain ne peut pas, à lui tout seul, rivaliser en bêtise et en méchanceté avec cette meute haineuse, froussarde et moutonnière. La foule réveille les pires instincts de l’être humain : un homme seul n’ose pas faire tout le mal qu’il a dans son âme, mais mille hommes n’ont plus aucun scrupule quand la responsabilité est noyée dans le nombre.

– Vous exagérez, patron, le pouvoir vous rend pessimiste…

– J’exagère ? Imagine : tu es seul dans la rue, est-ce que tu briserais la vitre d’un marchand qui te déplait ?

– Ben bien sûr que non, je ne veux pas aller en prison.

– Par contre, si, dans cette même rue, tu es au milieu d’une foule et que quelqu’un, dans la foule, brise une vitre, est-ce que tu vas t’y opposer ?

– Heu… Ben… Non, je ne crois pas : si je l’empêche, je vais peut-être me faire lyncher et puis de toute façon, ce n’est pas moi…

– Tu vois : la foule abolit la conscience de la responsabilité individuelle et remplace la peur des autorités par la peur du nombre. Quand tu es dans une foule, tu ne te sens plus personnellement responsable de ce qui se fait, et tu te rends complice d’actes malveillants parce que tu es quasiment sûr de ton impunité.

J’étais désarçonné par les arguments du patron… Alors je lui ai demandé : « Je vous fait monter votre dîner ? » Il a dit oui. Qu’auriez-vous fait à ma place ?


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