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Congo reloaded (fan fiction)

Publié le 28 mars 2020 par Legraoully @LeGraoullyOff

Vous connaissez tous cette image : après avoir fait arrêter les méchants gangsters américains qui voulaient faire main basse sur la production de diamants du Congo, le vaillant petit reporter goûte un repos bien mérité puis repart à la découverte de la vaste colonie belge, porté par quatre sympathiques hommes de couleur qui, subitement, prennent peur et laissent tomber le jeune homme, au sens propre comme au sens figuré. La suite, vous la connaissez. Du moins, vos croyez la connaître : en fait, ce n’est pas un léopard qui a effrayé les Congolais.

Non. C’est nous qui leur avons fait si peur. Nous, c’est-à-dire les quatre personnes, deux hommes, une femme et un jeune garçon, qui nous tenions là, en pleine savane congolaise, tous vêtus de noir et dissimulant nos regards derrière des lunettes de soleil. Nous étions là, debout, devant le jeune reporter et son petit chien blanc qui étaient doublement abasourdis : ils se remettaient à peine de leur chute et ils avaient tout lieu de se demander de ce que nous faisions là, debout et stoïques comme des statues, comme si nous l’attendions. Et de fait, nous l’attendions. Il commençait à peine à se remettre de ses émotions qu’il nous adressa la parole : « Heu… Bonjour, messieurs-dames… Belle journée, n’est-ce pas ? Vous n’avez pas trop chaud ? »

Nous ne lui répondîmes pas tout de suite. Il semblait se demander si nous l’entendions voire si nous étions bien humains. Mais nous l’entendions très bien, à part peut-être l’un des nôtres qui a toujours été, comme il le dit lui-même, « un peu dur d’une oreille ». Je pouvais lire l’impatience dans son regard juvénile, mais sa curiosité n’était pas encore assez piquée à vif. Il fallait qu’il vienne de lui-même au-devant de la réponse. Et ça ne tarda pas :

– Excusez-moi, mais que faites-vous là, en pleine savane ?

– Je vais vous dire pourquoi nous sommes là, répondis-je sur le ton monocorde de rigueur. Nous sommes là parce que nous avons un savoir : la matrice est universelle. Elle est omniprésente.

– La matrice ?

– Oui, la matrice. Dis-moi, jeune homme : que crois-tu voir autour de toi ?

– Moi ? Autour de moi ? Ben… Je vois la savane africaine.

– Certes, mais encore ?

– Et bien… C’est une grande prairie verdoyante, avec des arbres et quelques animaux sauvages, par-ci, par là…

– …et de charmants petits villages indigènes peuplés de sympathiques hommes noirs un peu naïfs qui ont vitalement besoin des lumières de l’Occident chrétien, je suppose ?

Le ton légèrement narquois que j’avais pris pour cette réplique n’était pas fait pour arranger son trouble : mais sa curiosité resta la plus forte.

– Heu… Je ne l’aurais pas dit ainsi, mais on peut l’exprimer comme ça, oui. Mais où voulez-vous en venir ?

– Ce que tu vois, c’est ce à quoi la matrice veut te faire croire. Veux-tu connaître le monde réel ?

– Heu… Je ne vous suis pas, là ! Qu’entendez-vous par là ?

C’était le moment où jamais. Je sortis la boîte et la lui tendis :

– Jeune homme, tu as ici deux pilules, une rouge et une bleue. Si tu prends la rouge, tu resteras dans l’illusion qu’entretient la matrice. Si tu prends la bleue, tu connaîtras la vérité.

Il n’hésita que pendant quelques secondes : d’une main qu’il retint de trembler grâce à la force de sa vocation journalistique, il se saisit de la pilule bleue et l’avala.

Il se tordit de convulsions, se prit la tête dans les mains et poussa des cris de douleur : c’était prévu. Mais sa souffrance fut aussi vive que brève : il retrouva la quiétude somatique et ouvrit les yeux. Enfin. Je compris, à son air incrédule, qu’il voyait enfin ce qui était VRAIMENT autour de lui.

De fait, le spectacle n’avait rien de réjouissant : des missionnaires qui battaient des enfants noirs à coups de trique, des Congolais qui travaillaient comme des mules en plein soleil pour extraire le caoutchouc, ramasser des diamants ou construire une ligne de chemin de fer au milieu des cadavres de leurs collègues tués à la tâche qui pourrissaient aux côtés des carcasses des animaux massacrés, le tout sous les cris des colons qui jouaient du fouet sous n’importe quel prétexte…

– Oh mon dieu, dit-il, quel endroit sordide ! Mais où sommes-nous ?

– Dans le monde réel répondis-je. Plus exactement dans le Congo belge tel qu’il est réellement et non tel que la matrice veut que tu le voies. Pendant des années, le roi Léopold II fut le seul propriétaire légitime du Congo qu’il traitait comme une gigantesque chasse gardée à ciel ouvert : cette exploitation extrêmement brutale a provoqué des milliers de mort et des dommages irréparables. La mort du roi a à peine adouci le sort des populations locales.

– Mais… C’est horrible !

– Et oui, jeune homme, la colonisation, c’est ça : la domination d’un peuple sur un autre, l’exploitation d’une nation bafouée, méprisée, piétinée !

– Bon sang, mais il faut le dire en Europe ! Personne n’est au courant de ça, là-bas !

– C’est bien pour ça que nous sommes venus à ta rencontre : rejoins-nous et aide-nous à lutter contre la matrice qui entretient le mythe colonial.

Il ne se fit pas prier et chaussa les lunettes noires que je lui tendais : nous connaissions ses qualités et l’avenir s’annonçait prometteur pour notre combat.

Malheureusement, il se fit prendre par les agents de la matrice qui réussirent à le faire replonger dans l’illusion : il se retrouva là où je l’avais trouvé, sans aucun souvenir de notre rencontre, et l’effroi des porteurs noirs, à ses yeux, n’avait jamais été dû qu’à un léopard.

Quelque peu déçus par ce qu’il fallait bien reconnaître comme un échec, nous nous réunîmes tous les quatre pour en tirer les enseignements :

– Je vous l’avais bien dit, agent Archibald, dit la seule femme du groupe, il n’était pas l’élu !

– Mille sabords, rétorquai-je à l’agent Bianca, qui d’autre cela pourrait-il être ? Tout concorde, nous avons vérifié cinquante fois ! Non, à mon avis, il n’était pas prêt, ce n’était pas son heure ! Laissons-lui une seconde chance !

– Bon, admettons, convint-elle : mais attendons quelques années avant de le relancer, et, surtout, n’y a allons plus à quatre : je suis sûre que nous avons échoué parce que nous étions trop nombreux et que la matrice nous a repérés tout de suite.

J’admis qu’elle n’avait pas tort : nous décidâmes qu’à l’avenir, nous prendrions en contact l’un après l’autre. Me tournant vers l’agent Tchang, je lui dis qu’il irait le premier à la rencontre de l’élu quand il visiterait la Chine. Seul l’agent Tryphon n’avait pas dit un mot tout au long de notre conciliabule, je me demandais même s’il avait suivi nos conversations…


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