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Sur la moquette

Publié le 20 juillet 2008 par Zoridae
Sur la moquetteRip attendit longtemps qu’elle mette fin à sa torture. Le pantalon sur les chevilles, les genoux raclant la moquette, il soupesait ses seins l’un après l’autre afin que le membre flasque entre ses jambes trouve la rigueur nécessaire. Au début, elle avait manifesté de l’enthousiasme. Elle gémissait, se tortillait, l’entourait des ses bras à l’odeur de lait caillé. Il répétait, en vrac, les éléments de la déclaration qu’il avait prononcé, un genoux à terre, une heure auparavant et elle soupirait, scandant, parfois, après lui, sur le même ton exactement, une phrase amoureuse. Cette déclaration, Rip avait attendu quinze ans pour la prononcer, car, si du jour où il l’avait aperçue, il s’était épris de son petit visage en triangle, de son regard couvert de cils, de ses longues mains papillonnant, il n’avait pu que l’observer à distance de l’air dégagé qui sied aux amis de la famille. Palmyre était, en effet, la femme de son associé, Tom, qu’il connaissait depuis le lycée.
Bien sûr, Rip avait fréquenté d’autres femmes. Sur Meetic il avait pu cerner ses goûts avec précision et il avait eu quelques rencontres faciles qui, pour un temps, avaient calmé son désespoir de ne pas posséder Palmyre. Le dimanche, il était souvent l’invité du couple. Il assistait à leurs disputes –qu’il devait désamorcer -, recevait leurs confidences, ignorait leurs cajoleries, aidait à l’éducation de leurs enfants et, au bord de leur piscine, il contemplait Palmyre, de ses yeux mi-clos, sans savoir ce qui, du soleil ou de sa quasi nudité, l’aveuglait le plus.
Alors, Tom était mort, d’une crise cardiaque. Rip, évidemment, fut le premier à en être informé. Palmyre, à l’aube du onze juillet 1989, l’appela et il fonça pour la trouver, hagarde, au milieu de la maison que venaient de quitter les pompiers. Elle l’implora de l’aider à annoncer la nouvelle à ses enfants. Dans la pharmacie il trouva quelques comprimés de Valium qu’il lui fit avaler. Il avait regardé, malgré lui, dans chaque recoin du couloir, pour voir si Tom, qui adorait les blagues vaseuses, n’allait pas surgir en se frappant les cuisses. Puis, il prit place dans un fauteuil tandis que Palmyre, en pleurs, s’endormait sur le canapé.
Passé le choc de perdre son ami, son collègue, un homme de son âge, Rip comprit que le moment était venu d’agir. Il s’était donné un mois pendant lequel il avait aidé Palmyre à remplir les papiers nécessaires ; il l’avait soutenue devant la tombe dont ils avaient choisi l’emplacement ensemble. Enfin, ils avaient entassé les vêtements de Tom dans des sacs destinés à Emmaus. Rip avait refusé le moindre effet venant de son ami ; même la veste d’aviateur qu’il avait toujours admirée, il préféra la ranger avec le reste. Alors que, leur tâche accomplie, ils sirotaient un verre de rosé sur la terrasse Rip s’était lancé : tel un chevalier dérisoire, il s’était agenouillé aux pieds de Palmyre et, la voix tremblante, il avait dévoilé son secret.
Aux premiers mots, elle lui tendit la main. Elle souriait. Il tenta en vain de deviner ses pensées mais elle semblait éviter son regard. A la fin, elle annonça :
« Il faut que j’aille prendre une douche.
Devant l’expression stupéfaite de Rip, elle balbutia :
- L’eau m’aide à réfléchir. »
En son absence Rip eut le temps d’imaginer toutes sortes de conséquence aux paroles qu’il venait de prononcer. Deux seulement paraissaient plausibles : Palmyre allait le sommer de disparaître de son existence ou bien elle se jetterait sur lui au sortir de la salle de bain. La douche le troublait. Pourquoi avait-elle voulu se laver si ce n’était pour lui offrir son corps ensuite ? Et si elle se donnait à lui, en guise de réponse, sans lui avoir dit un mot, qu’est-ce que cela voudrait dire ? Quel comportement étrange ! La nuit s’abattit d’un coup sur le jardin et Rip frissonna. Tenant ses bras serré autour de son torse, il déambula au milieu des parterres de fleurs qu’il l’avait vue planter les dimanches où il était en visite. Il serait tellement normal qu’il s’installe auprès d’elle, songea-il. Il se remémora les années passées à dissimuler ses sentiments derrière une amitié désintéressée, les soirées de solitude, insupportables en hiver, les liaisons furtives qui n’assouvissait pas son besoin d’aimer : comme il serait injuste de ne pouvoir, finalement, la posséder, rectifia-t-il .
Mais lorsque la veuve de Tom le rejoint, elle s’était rhabillée. De loin, elle lui sourit en inclinant la tête et le pria de lui servir un autre verre. Elle s’absenta quelques instants dans sa chambre et revint sur le terrasse, un châle noué sous la poitrine. Rip se tordait les mains, sondant l’obscurité qu’il trouvait, soudain, funeste. Il s’était décidé à prendre congé lorsqu’elle lui parla à voix basse :
« Oui, dit-elle.
- Oui ?
Rip eut un rire gêné ; il était perplexe. Quelle femme étrange !
- Ai-je posé une question ?
- Tu m’as demandé si je pourrais t’aimer… tout à l’heure…
- Et… c’est oui ?
- C’est oui ! »
Contrairement à ce que Rip avait toujours imaginé, cet aveu ne le rendit pas heureux d’un seul coup. Palmyre se taisait maintenant, le visage fermé et elle semblait espérer que les choses en restent là. Peut-être n’était-elle pas prête ? Il ne lui avait pas laissé beaucoup de temps pour se remettre de la perte de son mari. Et d’ailleurs, ne l’avait-il pas idéalisée toutes ces années ? Il n’osait se l’avouer mais il était déçu. Peut-être qu’il ne l’avait aimée que parce qu’elle était la femme de son associé. Après tout, il enviait aussi la voiture de celui-ci, certains de ses vêtements et sa jolie petite famille. Il se leva sans que son hôtesse n’esquisse un mouvement. Il se racla la gorge et la regarda bien en face. Elle pleurait. Alors, ce qu’il avait espéré advint : il la prit dans ses bras et elle le serra ardemment contre elle. Leurs lèvres se rencontrèrent et il la porta à l’intérieur. Il fut arrêté dans son élan par la pensée que son lit était celui qu’elle avait partagé pendant quinze ans avec Tom. C’est ainsi qu’ils échouèrent sur la moquette du petit salon.
Le rire de Palmyre, naquit dans sa gorge, d’abord timide, et Rip crut à un nouveau râle d’encouragement. Abattu, il s’apprêtait à déclarer forfait lorsque le rire s’éleva d’une quinte. La veuve se détourna d’un geste, hilare, se tenant les côtes comme pour empêcher le tressaillement grotesque de ses seins. Rip s’assit. Il alluma une cigarette qu’il trouva dans les poches de son pantalon accroché à ses pieds. Il se rendait compte qu’il avait passé quinze ans de sa vie à s’empêcher de vivre pour une femme qu’il ne connaissait pas. Sa taille était plus épaisse qu’il ne s’en souvenait, sa chair, un peu fripée, parsemée de tâches disgracieuses n’était pas franchement douce au toucher et ce rire, frisant l’hystérie, il ne l’avait jamais entendu. Il laissa tomber le briquet à ses pieds.
Soudain, Palmyre parla. Ou plutôt elle cria, incapable de s’exprimer normalement tandis qu’elle s’esclaffait :
« Tu te rappelles quand Tom, haleta-t-elle, s’étouffant dans son rire, quand Tom… Quand Tom… perdait au UNO ? Dans quelle colère il se mettait, hein ?
Rip souffla sa fumée vers le plafond sans répondre. Un de ses sourcils, pourtant se souleva et Palmyre y vit comme une invitation à poursuivre :
- Il me dégoûtait quand il se comportait de la sorte, dit-elle, d’une voix devenue brusquement âpre. Lorsque nous allions nous coucher, après ton départ, il continuait de bouder pendant des heures. Il avançait la lippe comme un enfant et il bougonnait. Je prenais un livre et j’essayais de me détendre mais il mettait à geindre : si tu étais gentille, bien gentille, peut-être que je pourrais oublier que ce salaud de Rip a gagné ce soir. On aurait dit un enfant qui réclame un bonbon à sa maman. J’en avais la nausée, tu sais, oui vraiment. Je refusais. Pourquoi tu veux toujours jouer si tu ne supportes pas de perdre ? lui demandais-je. Parce que je crois que je vais gagner, à chaque fois ! rétorquait-il. Cet imbécile ! cracha Palmyre. »
Elle tendit la main vers la main de Rip et saisit sa cigarette qu’elle écrasa sur la moquette. Nouant ses doigts autour des siens, elle l’aida à se relever et l’entraîna, à pas lents, vers la chambre conjugale.
Photo : Ena and the Swan

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