20 ans de reality-TV, 20 ans de gâchis

« Vint le moment où la souffrance des autres ne leur suffit plus : il leur en fallut le spectacle. » (Amélie Nothomb)

Oh oui, je sais, je sais… Rien qu’à lire le titre de cet article, vous voyez venir à 500 mètres l’intellectuel de bas étage qui se prend pour Don Quichotte. C’est vrai que cracher sur la télé-réalité, dans l’absolu, c’est tirer sur une ambulance : à peu près tout le monde pense la même chose de ces émissions et de leur indigence abyssale. Seulement voilà : vingt ans après leur arrivée en France, elles sont toujours là, le groupe M6 ne s’est pas privé de le rappeler ces derniers jours ; ça veut bien dire qu’il y a quand même des gens qui les regardent malgré toutes les critiques dont elles font l’objet, on ne peut donc pas se permettre d’ignorer complètement le phénomène.

Bien sûr, c’est leur faire beaucoup d’honneur. Bien sûr, c’est m’exposer une nouvelle fois à me faire traiter de « bobo-intello-bien-pensant » comme à chaque fois que j’ai le malheur de critiquer Hanouna, le football, le RN ou toute autre usine à merde qui a glané l’étiquette « populaire » sous prétexte qu’elle rapporte du fric à son propriétaire. Mais autant vous le dire tout de suite : de telles invectives ne m’affecteront pas pour la bonne raison que j’y suis déjà habitué ; j’y ai eu droit dès mes 12 ans, même si elles n’étaient pas formulées exactement ainsi. En effet, j’étais collégien, j’étais pour ainsi dire le seul dans ma classe à ne pas regarder le loft de M6 et, par voie de conséquence, à ne pas participer aux conversations minables que ce programme inspirait inlassablement à mes « camarades » : pire, j’exprimais ouvertement l’indignation que le principe même de l’émission m’inspirait, ce qui n’a fait qu’aggraver la réputation de pestiféré que m’avait déjà valu mon statut de premier de classe.

Car oui, je parle bien d’indignation : si la télé-réalité ne m’inspirait que mépris en raison de sa vacuité culturelle, je ne lui accorderais strictement aucune attention ; après tout, quand je regarde Noubliez pas les paroles, Capitaine Marleau ou La petite histoire de France, je n’ai pas davantage l’impression d’apprendre grand’ chose. Seulement voilà : dès leur arrivée sur les ondes françaises, ces émissions, au lieu de simplement me consterner comme n’importe quelles variétés putassières ou un quelconque jeu démagogue, m’ont carrément indigné et cette indignation est toujours aussi vive vingt ans après. Parce qu’enfin, quels sont les deux piliers de la télé-réalité si ce n’est, premièrement, le fait de filmer les candidats en permanence, y compris dans leur intimité (ça a beau être bidonné, il n’empêche que l’idée est là) et, deuxièmement, l’exclusion de candidats pour le bon plaisir du public auquel a été offert ce pouvoir de lynchage impuni.

On est d’accord  ? Bon, alors regardez autour de vous : aujourd’hui, la vidéosurveillance est généralisée, même votre patron a le droit de vous espionner à votre domicile par la grâce du « télétravail » ; on ne peut plus esquisser un geste ou émettre un son sans avoir à redouter d’être jeté en pâture à la vindicte populaire dans les vingt-quatre heures sur les réseaux sociaux ; que ce soit dans le cadre du travail ou des relations amoureuses, tout individu est considéré comme jetable et voué à être remplacé par un autre fusible du jour au lendemain, on ne s’embarrasse même plus de traiter les vieillards et les réfugiés comme des personnes à part entière. Bref, le succès de la télé-réalité n’est que la partie émergée d’un autre triomphe, celui du mépris de l’individu et de la négation de son droit à l’intimité, au respect et à la dignité. Par conséquent, si vous êtes révolté par la vidéosurveillance, la précarité et le traitement des réfugiés mais regardez quand même la télé-réalité parce que « ça détend », je ne comprends pas comment le spectacle de ce qui vous indigne peut vous relaxer…

Désolé si je parais un peu donneur de leçons, mais dois-je rougir d’avoir gardé mes indignations intactes vingt ans plus tard ?