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Le journal du professeur Blequin (202)

Publié le 03 juin 2022 par Legraoully @LeGraoullyOff

Le journal du professeur Blequin (202)Lundi 30 mai

11h30 : Il devient urgent que je me réapprovisionne en pain ; l’échoppe où j’ai mes habitudes étant fermée le lundi, je me rends à la seconde boulangerie du bourg où la baguette ordinaire est (un peu) moins bonne : j’en serai quitte pour acheter une baguette « tradition » afin de tenir au moins jusqu’à demain. Dans la queue, je remarque une femme voilée ET masquée : je veux dire par là qu’elle portait le hijab, le voile qui laisse voir le visage (à ne pas confondre avec le niqab qui ne laisse voir que les yeux, pigé ?) mais aussi ce fameux masque chirurgical qui ne se décide visiblement pas à disparaître malgré une inutilité et un ridicule on ne peut plus manifestes… En somme, cette femme craint non seulement l’Enfer après la mort auquel elle serait promise, selon sa religion débile (un plénoasme, excusez-moi), si elle avait le malheur de montrer ses cheveux mais aussi l’Enfer qu’elle vivrait PEUT-ÊTRE (j’insiste sur cette nuance) sur Terre si elle attrapait le Covid : elle a donc peur de la mort ET de la vie !

Le journal du professeur Blequin (202)Houellebecq, l’écrivain qui a peur des musulmans, le Malraux de Marine Le Pen

Une fois passé le ricanement que cette attitude de volaille domestique m’inspire, un frisson me vient : beaucoup d’interdits religieux ne sont souvent que des superstitions liées à des peurs qui ne sont plus d’actualité depuis longtemps ; ainsi, l’interdiction de la consommation de viande de porc dans les religions juives et musulmanes tire son origine des maladies dont le cochon était vecteur en des temps révolus. Je ne serais pas étonné que le port du voile ait une origine similaire, de sorte que je me demande si nous sommes à l’abri de voir le port du masque, qui ne recule décidément pas, même dans les lieux où il n’est plus obligatoire, devenir à son tour, dans un avenir plus ou moins proche, un interdit religieux que l’on s’obstinera à respecter pour continuer à faire face à une menace qui ne sera plus d’actualité… Vous savez quoi ? N’en déplaise au vieux Houellebecq, ce scénario me fait bien plus peur que celui du « grand remplacement », ne serait-ce que parce que le premier me paraît mille fois plus probable que le second !

Mardi 31 mai

14h : Je sors faire quelques achats ; j’en profite pour passer au bureau de poste afin de récupérer un colis Chronopost qui, d’après un mail que j’ai reçu, m’y attend – l’annonce avait tout lieu de m’étonner vu que je n’avais pas le souvenir d’avoir commandé quoi que ce soit ; de surcroît,  quand j’ai essayé de cliquer sur le lien qui m’était adressé, mon navigateur l’a bloqué, m’inspirant du même coup une certaine méfiance. De fait, la postière qui m’accueille n’a aucun colis à mon nom ! J’ai dû faire face à une tentative d’arnaque ou d’envoi de virus… Histoire de ne pas être venu pour rien, j’achète des timbres, étant présentement à court de cette denrée vitale pour l’épistolier que je suis : devant leur prix prohibitif, je me dit qu’en comparaison des grands pontes de la Poste, les arnaqueurs du web restent de petits joueurs…

Le journal du professeur Blequin (202)14h30 : On trouve de tout à Artéis ; on y trouve même trop de choses, j’ai toujours un mal de chien à repérer ce dont j’ai besoin ! Ce serait déjà plus facile si on ne devait pas également y subir les jappements des chanteurs français (« chanteur français » étant pour moi une insulte équivalente à « ado attardé » ou à « idiot du village ») diffusés par M Radio entre deux tunnels de pub ! Au moins, maintenant, je sais que je n’aime pas Axel Bauer… Le journal du professeur Blequin (202)

L’une des réclames radiophoniques dont est bourrée cette station pour xénophobes refoulés me fait d’ailleurs sursauter : vous avez aimé « Pour votre santé, évitez de grignoter » qui ponctuait déjà chaque pub incitant à bouffer des saloperies pleines de gras ? Alors vous allez adorer « Pour vos déplacements, prenez les transports en commun » qui, apparemment, conclut désormais les spots faisant la promotion de poubelles motorisées à deux ou quatre roues ! Avant, la pub disait n’importe quoi : maintenant, avec les messages de prévention destinés à aider les marchands de soupe à moins culpabiliser (même si je ne pense pas que ce sont les remords qui les étouffent mais plutôt la cocaïne), elle dit n’importe quoi ET son contraire ! On progresse…

Le journal du professeur Blequin (202)19h : Suite à je ne sais quelle lubie, peut-être parce que j’ai reçu il n’y a guère, entre autres visiteurs, une adorable petite fille qui voulait boire un Orangina (évidemment, je n’en avais pas), je tombe sur le petit film de quatre minutes produit il y a trois ans par cette marque pour faire la promotion de la ressortie de sa déclinaison rouge à l’orange sanguine. Vous ne l’avez pas vu ? Alors je vous explique : vingt ans après le succès de la fameuse campagne où Maurice Lamy jouait cet homme-bouteille rouge à tronçonneuse, des publicitaires inspirés (comme quoi, ça existe même si c’est rare) ont eu l’idée d’une parodie de reportage télévisé où le comédien (dont j’ignorais le nom jusqu’à présent, je l’avoue), une fois la campagne arrêtée, fondait une secte vouée au culte de la méchanceté gratuite ! On peut ainsi voir, dans ce film, les adeptes de cette organisation monter des opérations malveillantes comme remplacer les étiquettes « tirez » sur les portes par des « poussez » (c’est vrai que c’est énervant), mettre du cellophane transparent sur les cuvettes des WC (j’imagine le résultat pour celui qui ne s’en aperçoit pas à temps…), apposer des autocollants « bébé moche à bord » à l’arrière des voitures,  et… Mettre des stickers « Je veux de la pub » sur les boîtes aux lettres.

Le journal du professeur Blequin (202)Alexandra Lamy

Cette dernière trouvaille m’interpelle car la réalité, une nouvelle fois, a dépassé la fiction : trois ans après la sortie de cette vidéo, cet autocollant existe bel et bien, il s’agit du macaron « Oui Pub », à cette différence près que les particuliers vont l’afficher de leur plein gré ! En résumé : il y a trois ans seulement, même les publicitaires reconnaissaient qu’il fallait être masochiste pour accepter qu’on bourre sa boîte aux lettres de prospectus, et aujourd’hui, les victimes du matraquage publicitaires vont revendiquer publiquement qu’elles en redemandent ! Mais pourquoi sont-ils aussi cons ? PARCE QUEEEEE ! De l’âne au coq : est-ce que Maurice Lamy est de la famille d’Alexandra Lamy ? J’en doute, mais dans tous les cas, concernant cette actrice, je dirai ceci : mais pourquoi est-elle aussi belle ? PARCE QUEEEEE !

23h : Je mets la dernière main à quelques toiles que je tenais à achever pour demain. Un peu gêné sur mon bureau encombré, j’appose une dernière touche sur l’une d’elles dans une position passablement inconfortable et je ne m’inquiète pas outre mesure d’entendre un petit bruit qui doit être, de toute évidence, celui d’un objet renversé.

Le journal du professeur Blequin (202)Une des toiles en question.

Ce n’est que quand j’ai déposé la toile en question sur une étagère afin qu’elle finisse de sécher que je prends pleinement conscience de l’étendue de mon erreur et du désastre que cette dernière a entraîné : l’objet renversé par ma toile n’était autre qu’un encrier plein et ouvert qui, par voie de conséquence, était en train de déverser son contenu sur mon bureau et sur mon parquet lavé ce matin même… Heureusement, l’encre qu’il contenait avait été diluée par mes soins pour produire des lavis : plus de peur que mal, donc, mais il faut quand même repasser la serpillère à une heure déjà avancée… Voilà typiquement le genre de galère à laquelle on s’expose quand, comme moi, on consacre ses soirées à sa passion à une heure où les gens normaux sont déjà en train de comater devant une série Netflix. Le pire, c’est que j’en redemande !

Mercredi 1er juin Le journal du professeur Blequin (202)

10h : Je pars pour le centre-ville afin de vérifier sur place une information quelque peu extravagante qui m’a été donnée par un tiers : ce petit voyage en bus me permet ainsi d’assister au retour des publicités montrant des filles en maillot de bain. Je l’avoue, mon premier réflexe est de trouver ça joli – car, de fait, ça l’est, et même bien plus que si elles étaient toutes nues. Mais le second est de me demander quel est l’avenir de telles images à l’époque de #MeToo et de Balance ton porc… Admettons qu’il soit objectivement impossible de faire la promotion d’un maillot de bain sans montrer un mannequin le portant. D’accord, d’accord… Mais à ce moment-là, pourquoi ne pas montrer AUSSI des hommes ? Et pourquoi toujours des femmes plutôt jeunes et minces, avec des seins bien ronds ? Et le « body positive », alors ? Les femmes d’âge mûr, les rondes et les plates sont souvent largement aussi belles sinon plus ! Regardez Helen Mirren, Ashley Graham, Jane Birkin… Bref : y a encore du boulot, les filles ! Mais je veux bien vous aider ! En tout bien tout honneur, bien sûr…

Le journal du professeur Blequin (202)10h30 : J’arrive au bar où on m’avait indiqué un fait insolite ; je pousse donc la porte… Et je tombe des nues quand je constate que c’était vrai : il y a bel et bien un cochon vivant dans ce bistrot ! Un gros cochon noir qui dort paisiblement au pied du comptoir et qui vient manger dans la main des clients ! La patronne m’explique, entre autres, que ce porc est tout bonnement son animal de compagnie… Je lui demande des détails pour alimenter une colonne dans un futur numéro de Côté Brest : une fois que j’en sais assez, je prends congé, ayant encore du matériel à récupérer chez mon ami Jean-Yves, et je me dis que décidément, ma ville est encore plus étrange qu’on ne le croit ! Je suggère une nouvelle devise : « Brest, une métropole pas comme les autres ».

12h30 : Après avoir rangé les affaires lourdes récupérées chez mon pote, je décide de sortir déjeuner en ville avant d’assister à une soutenance de thèse qui m’a été annoncée. Alors que j’arrive au bas de l’escalier de mon immeuble, je vois arriver une factrice qui me demande comment je m’appelle et qui me donne une VRAIE lettre, écrite à la main. Ce genre de scène, très courante jadis, tend à se raréfier, à plus forte raison quand on habite en HLM. J’ouvre l’enveloppe et découvre une carte qui n’est même pas une réponse à un courrier que j’avais envoyé : je ne suis donc pas encore le seul sur Terre à continuer à faire vivre le courrier traditionnel, il y a de l’espoir !

Le journal du professeur Blequin (202)Jean Giono

14h : La soutenance de thèse, consacrée à Jean Giono, tourne assez vite au vinaigre. Pas à cause de la candidate qui fait un exposé brillant, résumant merveilleusement bien son propos, et qui se défend d’une manière fabuleusement professionnelle devant le jury – désolé pour tous ces adverbes, j’ai aussi le droit de me laisse déborder par l’admiration, non ? Non, Anne-Aël Ropars (c’est son nom) est parfaite et l’obtention de son titre de docteure en lettre ne fait aucun doute en ce qui la concerne, avec mention « peut pas mieux faire » ! Si ça se passe mal, c’est à cause d’un juré qui n’a pas pu (ou plutôt pas voulu ?) lever ses fesses de son Pas-de-Calais (le simple de rester là-bas quand on a une occasion de venir en Bretagne trahir déjà une lucidité discutable), qui suit donc la soutenance en visioconférence et comme, évidemment, le système n’arrête pas de planter, on perd un temps fou, sûrement pas loin d’une heure, à cause de lui… Je l’ai mauvaise, et pas seulement pour moi qui voulais assister à un débat sur un écrivain que j’apprécie (je propose même une analyse de Naissance de l’Odyssée dans mon premier livre) et non pas au triste spectacle de brillants chercheurs ridiculisés car contraints de faire face à un problème pour lequel ils ne sont nullement qualifiés : j’ai aussi de la peine pour le reste de l’assistance, qu’il s’agisse des simples curieux dont je fais partie ou des membres de la famille d’Anne-Aël qui étaient venus assister à son triomphe, et surtout pour cette dernière qui doit être en train de mariner dans son jus, comme si elle n’avait pas déjà suffisamment de bonnes raisons de stresser – même le doctorant le plus brillant n’aborde pas la phase de la soutenance avec les mains dans les poches, croyez-moi !

Le journal du professeur Blequin (202)Anne-Aël Ropars

Tout ça parce qu’un mandarin universitaire était trop feignasse pour faire la route jusqu’à Brest… C’est d’autant plus navrant que c’est un renversement complet des valeurs qui m’ont été inculquées dès ma prime jeunesse : on m’avait toujours dit que les absents avaient tort, que ceux qui ne pouvaient ou ne voulaient pas venir pouvaient être excusés s’ils avaient un motif valable (maladie, deuil, obligation familiale, etc.) mais devaient dans tout les cas en assumer les conséquences. Mais aujourd’hui, grâce à la généralisation de la visioconférence, tu peux être absent sans motif valable, c’est toi qui as raison CONTRE TOUT LE MONDE ! L’absent est cajolé et ceux qui ont pris la peine de se déplacer sont priés de s’écraser sans avoir la possibilité de répliquer ! Voilà donc une bonne raison pour refuser la généralisation de la visioconférence, du moins aussi longtemps qu’elle ne sera pas parfaitement fiable (et faites-moi confiance, ce n’est pas demain la veille !), et une autre conséquence de la pandémie qui ne sera comptabilisée dans aucun bilan… Quand l’heure me contraint à prendre congé, la soutenance aurait déjà dû être finie depuis longtemps, ce qui m’aurait permis au moins de dire au revoir à la doctorante : ce n’est pas le cas, je suis donc obligé de partir comme un voleur… La technologie est en train de tuer ce qui nous reste de civilité !

Le journal du professeur Blequin (202)17h45 : Fidèle à mes habitudes, je suis arrivé en avance à l’annexe de l’école des Beaux-arts pour le cours du soir ; près de la porte, je vois un autocollant clamant que « 10% des personnes avec un utérus souffrent d’endométriose ». Curieusement, ce qui me marque le plus, ce n’est même pas cette information, pourtant assez préoccupante : après tout, à chacun son travail, c’est aux médecins et aux chercheurs spécialisés dans les maladies de ce genre de s’en charger. Pour ma part, je suis plutôt un spécialiste des mots, et ce qui me marque le plus, c’est l’usage de l’expression « personne avec un utérus »… Alors, je sais, je sais : les LGBT ont le droit d’être reconnus, je sais pertinemment qu’on peut avoir un utérus sans être une femme à proprement parler, il n’y a d’ailleurs pas d’adversaire de la transphobie plus acharné que moi. Seulement, j’espère que l’usage de « personne avec un utérus » va se limiter à ce cas-là : si on doit l’employer comme périphrase en lieu et place du mot « femme », le vocabulaire inclusif, qui fait déjà tant se gausser les réacs de tout poil, va carrément devenir vomitif !

Le journal du professeur Blequin (202)Mon dessin ramené du bois de Keroual

18h : La prof nous avait bien prévenus que nous dessinerions en extérieur, mais j’étais à des lieues de penser qu’elle nous conduirait au bois de Keroual ! Si j’avais su, j’aurais mis un pantalon de jogging au lieu d’un jean et, surtout, je n’aurais pas apporté un matériel aussi lourd ! Déjà désarçonné par cette annonce qui me prend de court (d’autant que je ne suis pas encore tout à fait remis des mésaventures d’Anne-Aël), je suis carrément angoissé quand je comprends que notre professeur n’a même pas choisi précisément à quel endroit nous allons travailler ! Me voilà donc en train grimper une pente raide, avec un chargement et un habillement clairement inadaptés, vers un but inconnu, et je suis le seul à trouver ça insupportable ! En clair, mon allergie à l’imprévu, à laquelle vient s’ajouter le stress accumulé cet après-midi, m’empêche d’apprécier comme elle le mérite cette sylvestre sortie, alors même que j’aime sincèrement marcher dans les bois dans des circonstances normales – cette dernière nuance est capitale. Finalement, une idée d’emplacement s’impose : mais une partie du groupe trouve le moyen de passer à côté ! Faisant partie de l’autre partie, celle qui est distanciée par l’autre et qui a repéré à quel endroit où il faut tourner (vous suivez, j’espère ?), j’entreprends de rappeler les autres : je suis obligé de hurler pour qu’ils m’entendent ! Loin de m’aider à évacuer mon stress, ce cri ne fait que l’aggraver, ayant appris très tôt à me faire traiter de monstre dès que je haussais la voix : ce n’est pas le cas aujourd’hui, on me félicite plutôt pour ma présence d’esprit, mais le réflexe mental acquis dans l’âge tendre étant le plus fort,vc’est donc d’humeur massacrante que, enfin installé, j’entreprends de prendre pour modèle une fleur que je n’identifie pas mais qui me sert tout de même de base pour un beau dessin… Je n’aurais donc pas tout perdu, mais je me redemande tout de même pourquoi je n’impressionne personne quand je crie ?

20h : Une fois l’exercice terminé et mon dessin applaudi par la plupart des participants, la prof me reconduit en ville : en route, elle me demande si je n’ai pas envie de passer le permis de conduire ; je lui réponds que je n’en ai pas l’utilité pour l’instant. Elle me demande ensuite si l’envie de conduire ne me démange pas ; je lui réponds que, bien au contraire, l’idée d’avoir un volant dans les mains me donne une peur bleue et que j’en faisais des cauchemars étant petit : et là, mon interlocutrice tombe des nues ! A ses yeux, conduire une voiture était un objectif si séduisant qu’il ne lui venait pas à l’esprit qu’on pourrait ne pas en éprouver l’envie ! Venant de cette mère de famille, sa réaction recoupe des observations que j’ai faites à propos d’à peu près tous les parents : même les plus libéraux d’entre eux, même les moins directifs, même les plus convaincus qu’il faut laisser leur progéniture s’épanouir à sa guise ne peuvent s’empêcher de projeter sur elle l’image de leur propre jeunesse ou de celle de leurs proches, de sorte que même quand ils croient lui proposer un choix, ils ne font que lui imposer ce qu’ils jugent « forcément » bon pour tous les enfants. Ce n’est pas clair ? Bon, alors voici deux dialogues qui illustrent cette idée :

– Ma chérie, tu pourras jouer de l’instrument que tu veux ! Tu préfères quoi ? Flûte, guitare, piano, trompette ?

– Mais Papa, je ne veux pas jouer d’un instrument, je préfère jouer au foot avec les garçons !

– Quoi ? Mais dans ma famille, toutes les petites filles ont toujours joué d’un instrument !

Vous commencez à comprendre ? Voici l’autre, qui recoupe mon expérience personnelle :

– Mon grand, tu pourras faire le sport que tu aimes ! Tu choisi quoi ? Foot, natation, ping-pong ?

– Mais Maman, je déteste le sport, je préfère rester dans mon coin à dessiner !

– Quoi ? Mais j’ai toujours vu mon père et mes frères faire du sport !

Vous avez compris ? Et voilà comment tant de parents, sans en avoir conscience, pourrissent les premières années de leurs enfants en les tirant de ce qui les passionne vraiment pour les plonger dans des activités qui les emmerdent. J’ai un certain mépris pour les parents qui ont cette attitude, je dirais même que c’est à la limite du détournement de mineur ! Je leur conseillerais bien de relire Hannah Arendt qui, dans Condition de l’homme moderne, avait déjà mis théorisé le fait qu’aucun humain ne saurait être la copie de ces géniteurs :

« La naissance et la mort des êtres vivants ne sont pas de simples événements naturels ; elles sont liées à un monde dans lequel apparaissent et d’où s’en vont des individus, des entités uniques, irremplaçables et qui ne se répéteront pas. »

Mais franchement, je ne les crois pas assez intelligents pour comprendre Arendt…

Le journal du professeur Blequin (202)21h30 : Après avoir mangé des frites dans l’espoir (vain) de me remettre de toutes les émotions de cette journée éprouvante, je rentre chez moi, et je ne suis pas long à constater que j’ai déjà utilisé toutes mes « cuillères » – rappelons que selon Christine Miserandino, une personne en situation de handicap dispose d’un stock limités de petites cuillères pour réaliser toutes les tâches du quotidien, là où les autres ont des cuillères en nombre illimité. Dans le bus, à bout de patience, j’ai du mal à rester aimable quand je demande à des jeunes filles, gloussant par grappe de cinq, de parler plus bas ; dans ma rue, j’envoie paître le pochard qui me demande l’heure en lui criant que je n’ai pas de montre ; une fois rentré, j’attends que le jeune gland qui me suivait rentrer à son tour pour pouvoir fermer la porte : bien sûr, il ne comprend pas et me demande pourquoi je tiens à ce que la porte soit fermée ! A bout de nerfs, j’essaie de lui expliquer que si le bailleur nous a donné des badges pour ouvrir cette porte principale, ce n’est pas pour rien, c’est justement pour qu’elle reste fermée la plupart du temps, et qui si on la laisse ouverte, il ne faudra pas s’étonner de voir des squatteurs ou des voyous dans le couloir… Mais il ne comprend rien, il parait que je n’articule pas et il tient à ce que la porte reste ouverte pour faire entrer sa copine qui doit manifestement être handicapée au point de ne même pas pouvoir appuyer sur la sonnette ! Je laisse tomber et je remonte jusqu’à mon appartement où je resté écroulé dix bonnes minutes sur mon canapé… La prochaine fois qu’on me demandera ce que signifie être autiste dans mon cas, je répondrai : « ça veut dire que le monde entier vous est hostile sans le savoir » !

Jeudi 2 juin

6h45 : Bien qu’ayant peu dormi, je me lève tôt pour arriver à l’heure à mon rendez-vous chez l’ophtalmologiste : ce n’est pas très loin, je peux me permettre d’y aller à pied, et puis je préfère avoir du temps devant moi pour être sûr de repérer le cabinet et de ne pas courir affolé dans des couloirs où je n’aurai pas de repères… Je n’ai clairement pas assez dormi, mais ça ne fait rien, j’avoue que j’aime marcher dehors à cette heure où tout est encore paisible, où la lumière du soleil n’est pas encore accablante, où il y a encore peu de bruit dans les rues… Je ne dirai pas pour autant que le confinement avait du bon puisque je n’avais même pas le droit de profiter de la quiétude qui régnait en ville !

Le journal du professeur Blequin (202)7h30 : Tout en marchant, j’ai le loisir de voir, avec les unes des journaux et les télés qui tournent déjà dans les bars, ce qui monopolise l’attention des médias… Le Covid n’en fait clairement plus partie, alors même que je suis encore obligé d’avoir un masque sur moi pour pouvoir entrer dans la clinique ; en revanche, outre la guerre en Ukraine, il est beaucoup question des législatives : certains pensent que Mélenchon est capable de réussir son pari et d’imposer une cohabitation à Macron. Mais même s’il n’arrivait qu’à empêcher le président d’avoir la majorité absolue, ce serait déjà une belle victoire, pour lui et pour la démocratie ! En effet, un parlement quasi-monochrome, ce n’est pas sain : on s’est souvent moqué des débats à l’assemblée nationale qui virent à la foire d’empoigne, mais ses débats ont au moins le mérite d’exister ! Mieux vaut un débat qui tourne mal que pas de débat du tout !

Le journal du professeur Blequin (202)Dessin réalisé l’année dernière à l’occasion de la mort du prince Philip.

Quand j’entends un député de l’opposition apostropher violemment un ministre sans risquer de poursuites, je me dis, tel Cabu : « Chouette, je n’habite pas en Corée du Nord » ! Bref, on peut détester Mélenchon, on peut désapprouver les idées de La France Insoumise (ce n’est pas mon cas), mais on ne peut pas ne pas reconnaître que ce mouvement donne à notre démocratie le coup de fouet dont elle avait cruellement besoin… Il est aussi question du jubilé de la reine d’Angleterre et du record de froid qui aurait été battu à Brest hier matin : n’aimant les têtes couronnées qu’au bout d’une pique, j’attendrai la mort de sa majesté pour faire la fête, et dans cette période où on se plaint d’avoir trop chaud à peu près partout en France, les Brestois vont encore avoir de quoi entretenir leurs délires chauvins ! Ces deux réflexions vous semblent n’avoir aucun rapport l’une avec l’autre ? Vous avez raison.

Le journal du professeur Blequin (202)9h : Je suis déjà arrivé et il reste encore un quart d’heure avant le rendez-vous, j’espère donc que l’ophtalmo ne sera pas trop en retard. Je l’espère même d’autant plus que je n’ai aucune raison de vouloir m’attarder : d’abord, il a bien fallu remette ce foutu masque, moi qui avais arrosé comme elle le méritait la levée de l’interdiction de respirer à pleins poumons dans les lieux publics ! Je peux l’admettre dans certains lieux de soins, mais dans un service ophtalmologie, ça me semble un peu excessif (doux euphémisme)… Pour ne rien arranger, je n’ai rien emmené à lire, je n’ai que mon carnet de croquis, mais il n’y a rien, dans cet endroit sinistre, qui ne soit digne de retenir l’attention de mes crayons ! J’espère donc non seulement que l’ophtalmo sera à l’heure mais aussi qu’elle ne sera pas imbuvable comme celle que chez qui on m’emmenait quand j’étais enfant et qui me hurlait dessus pour un oui ou pour un non – je dois à cette femme, qui m’enguirlandait pour des fautes dont j’ignorais totalement la nature, une bonne partie de mon complexe de culpabilité… Le journal du professeur Blequin (202)

9h15 : Je suis reçu à temps. Pas par l’ophtalmo elle-même mais l’orthoptiste qui me fait passer un examen de la vue : il y avait longtemps que je n’avais plus consulté d’ophtalmo (il suffit de voir l’état de mes lunettes actuelles pour s’en douter) et je suis donc surpris de voir que ces spécialistes, avec qui il faut prendre rendez-vous six mois à l’avance, ne font même plus ça eux-mêmes ! Considèrent-ils donc cette étape comme une tâche ingrate, indigne d’eux ? Bref, une fois l’examen de la vue passé, je dois attendre encore un quart d’heure avant d’être ENFIN reçu par l’ophtalmo qui me fait placer les yeux sur une machine… Et m’envoie ensuite chercher l’ordonnance ! J’ai donc dû attendre six mois pour un entretien de deux minutes qui me coûte cinquante euros, lesquels ne me seront même pas intégralement remboursés ! Si j’étais parano, j’y verrais bien la marque d’un plan destiné à dissuader les pauvres de porter des lunettes afin que celles-ci deviennent un produit de luxe et que la bonne vue, ainsi que, par voie de conséquence, la lecture, soit un privilège… Après tout, d’après la pub, les lunettes ne servent même plus à bien voir mais à « habiller votre regard », non ?

Le journal du professeur Blequin (202)Ma mère vue par son fils.

14h : Me voilà chez un opticien à Saint-Renan, accompagné par ma mère qui a tenu à me conduire là-bas et à ne pas me laisser payer moi-même mes nouvelles lunettes : quand je vois le devis, je comprends mieux ce scrupule de ma génitrice ! Même avec le remboursement de ma mutuelle (pour une fois, la somme prohibitive que lui paie chaque mois va servir à quelque chose), ça vire à l’escroquerie pure ! Mais je me garde de tout commentaire, étant trop angoissé par cet endroit que je ne connais pas et où j’ai (par conséquent, oserais-je dire) une peur bleue qu’on me pose des questions auxquelles je ne peux pas répondre – ce qui, évidemment, ne manque pas : quand on me demande à combien de temps remonte ma dernière visite chez un ophtalmo ou si mes verres actuels ont des anti-reflets, je ne peux m’empêcher d’espérer que ma mère répondra à ma place… En revanche, je manque d’éclater de rire quand l’opticienne me demande si je passe beaucoup de temps devant l’ordinateur ou « devant la console » : encore une fois, sous prétexte que je suis trentenaire, je suis présumé fan de jeux vidéos ! Je pense à Roland Barthes qui écrivait ceci à propos de l’importance donné au personnage de « l’usager » par les journalistes briseurs de grèves :

Le journal du professeur Blequin (202)Roland Barthes

« C’est qu’en effet nous retrouvons ici un trait constitutif de la mentalité réactionnaire, qui est de disperser la collectivité en individus et l’individu en essences. (…) Cet amincissement intéressé de la condition sociale permet d’esquiver le réel sans abandonner l’illusion euphorique d’une causalité directe, qui commencerait seulement là d’où il est commode à la bourgeoisie de la faire partir : de même que tout d’un coup le citoyen se trouve réduit au pur concept d’usager, de même les jeunes Français mobilisables se réveillent un matin évaporés, sublimés dans une pure essence militaire que l’on feindra vertueusement de prendre pour le départ naturel de la logique universelle. »

Et bien de même, je me trouve régulièrement évaporé dans ma pure essence de trentenaire qui sert de point de départ à toute une série de comportements qui devraient « naturellement » être les miens, comme chercher du boulot dans l’immobilier, conduire une bagnole, jouer au football, regarder des séries télé et, donc, m’abîmer les yeux sur une console… Comme je le dis dans un slam, « Pourrais-je un jour ne plus être ceci-cela et être enfin tout simplement moi ? »

Vendredi 3 juin

10h : Me voilà en ville, lesté d’un nombre important de livres récupérés chez mes parents (mais m’appartenant, hein !) : pour les transporter tous, il m’a fallu une valise, un cabas et un sac à dos ! Je me rends d’abord dans un local attenant aux Enfants de Dialogues, sur la place de la Liberté, où l’on collecte actuellement des bouquins de seconde main pour les revendre : en signant le contrat de dépôt-vente, je demande à ce que le produit de la vente me soit reversé sous la forme d’un bon d’achat chez Dialogues et, surtout, à ce que les invendus soient donnés à une association. Ensuite, comme on ne me prend pas tout, je vais à la libraire solidaire Sapristi, elle aussi demandeuse de dons : au final, il me reste juste de quoi remplir (et même pas à bloc) la valise, l’opération est donc un succès. Et ceux qui me restent, me direz-vous ? On ne me les a pas pris parce qu’ils sont « trop vieux » ! Il parait que quand un livre est trop jauni, les gens ne l’achètent pas… Pauvres poires pour qui un livre ne vaut guère plus qu’un bibelot ! Tant pis pour elles : tous ces bouquins qu’ils dédaignent, je les laisse encore en vente deux semaines sur Rakuten, après quoi, s’ils n’ont pas trouvé preneur, j’en ferai donc au secours populaire ! Une fois pour toute, je ne cherche pas à m’enrichir mais seulement à gagner de la place. « Tu en gagnerais beaucoup plus si tu renonçais au papier pour te mettre à la liseuse électronique, Benoît ! » Oh, ta gueule !

13h : Une fois rentré, j’ai fait le bilan de cette matinée de bouquiniste improvisé : évidemment, j’ai laissé passé l’heure, et j’ai donc mis tardivement en route mon déjeuner. Il ne faut donc pas que je m’étonne outre mesure si on sonne précisément au moment où je m’attable devant mes pâtes ! Trop bon ou trop con, je m’enquiers quand même du but de l’objet de cette visite inattendue : c’est un employé d’une filiale d’EDF qui vient voir si je suis éligible aux baisses des prix de l’énergie décidées par le gouvernement face à la crise ukrainienne… Peut-on dire que je ne dois m’en prendre qu’à moi-même ? Je m’en garderais bien : après tout, avec tous les renseignements que ces entreprises, publiques ou non, nous forcent à leur donner et tous les documents consultables en ligne qu’elles ne cessent de stocker à notre attention alors que nous ne les consultons pour ainsi dire jamais , il est proprement ahurissant que ces boîtes aient encore besoin de déranger leurs clients et d’envoyer leurs pauvres bougres d’employés affronter la colère d’ours mal léchés dans mon genre ! Ils pourraient AU MOINS nous avertir de leur visite, ça ne leur coûterait pas plus cher et ça éviterait des situations gênantes de cet acabit ! Bon, le gars, brave type, accepte d’attendre une demi-heure pour repasser : il va tout de même sans dire que je me passerais bien de visites de cette espèce…

13h40 : Le type est de retour. Il m’explique (d’après ce que j’ai compris) que grâce aux dispositions de la filiale qu’il représente, mes frais d’énergie seront bloqués pendant trois ans et s’élèveront à moins de quarante euros par mois – contre près du double d’après ce qu’on m’avait annoncé il y a quelques jours à peine. Bien sûr, je ne vais pas m’en plaindre ! MAIS… Et d’une : il a squatté chez moi pendant près d’une demi-heure. Et de deux : cette demi-heure, je l’ai prise sur mon temps de travail. Et de trois : il a fallu lui donner mes coordonnées complètes pour sa filiale dont j’ignorais l’existence jusqu’à présent. Et de quatre : il m’a demandé une facture de gaz et d’électricité et un RIB, j’ai donc dû gaspiller du beau papier pour imprimer ces documents que tout le monde ne demande plus (croyais-je) que sous forme numérique (autant je suis favorable au recours au papier pour la communication, autant je pense qu’on n’a raison d’éliminer la paperasse dans les administrations et les entreprises). Et de cinq, enfin : il m’a imposé de subir un appel téléphonique de sa boîte, situation particulièrement pénible pour moi qui suis toujours angoissé quand j’entends parler quelqu’un sans le voir ni même pouvoir mettre un visage sur sa voix. Et de six, enfin : il ne m’a pas vraiment laissé le choix. Bref, je n’en veux pas à ce pauvre bougre qui ne fait que gagner sa vit comme il le peut (sa mine n’est pas celle d’un homme que la vie a gâté) mais j’ai quand même l’impression de m’être fait avoir…


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