Mamie Angèle occupe ses matinées à guetter derrière son rideau de dentelle tandis que l’aide-ménagère s’affaire à vider les cendres de sa cuisinière à bois et à rallumer son feu, à "passer le balai", à "faire la poussière" et à préparer son repas de midi. Sa fenêtre donnant sur l’entrée du "chemin du calvaire" qui descend jusqu’au bourg, quiconque l’emprunte se doit donc de la saluer. Certes, elle bougonne bien un peu contre sa belle-fille, le maire, le gouvernement et l’administration en général mais elle parle surtout de son bon vieux temps d’autrefois, de ses parents, de sa grand-mère, en un mot de son enfance. Mais n’est-ce pas ce que nous recherchons tous en allant nous "recueillir" sur la dernière demeure de nos parentèles lorsque se rapprochent les ciels gris de novembre ?
À cette époque lointaine qui vit nos actuels et sémillants septuagénaires gambader en culotte courte, une grande activité perturbait couramment la tranquillité du moindre cimetière de village lorsque tombaient les premières feuilles des châtaigniers et des fayards ; il s’agissait pour chaque famille d’y présenter les tombes familiales sous leur meilleur jour. On arrachait les éventuelles mauvaises herbes des entours et on en ratissait soigneusement les graviers blancs. On astiquait les marbres ou les granits au savon noir pour qu’ils brillent de mille feux sous la grisaille ainsi que les plaques funéraires qui rappellent combien le ou les défunts reposant-là étaient appréciés. Et sous le regard sévère de l’if que les oiseaux eux-mêmes évitent, on déposait à leur pied une belle potée de chrysanthème. Il était même de bon ton de faire le tour des tombes amies pour les illustrer, elles aussi, de leur bouquet. Et à la sortie de la messe dite de Toussaint, les paroissiens de procéder à leur rituelle inspection. Parfois bien éloignés de la charité chrétienne, d’inévitables critiques pouvaient certes fuser ici ou là mais l’important était ailleurs. On avait à la fois rempli son devoir envers ses anciens et conforté sa place dans la communauté.
Mais les villages se sont vidés. Les jeunes sont partis vivre dans des banlieues toujours plus tentaculaires et les écoles ferment les unes après les autres. De nombreux séniors, découragés par l’éloignement des commerces et des services administratifs ou de santé, abandonnent à leur tour la campagne désertée. Désormais, les cimetières ne sont plus guère fréquentés que lors de rapides cérémonies d’inhumation que l’on s’empresse aussitôt d’oublier. Comme par ailleurs et par la grâce à la mode de la préservation de la biodiversité, à moins que ce ne soit là une belle occasion pour les communes de diminuer leurs coûts de fonctionnement, un air d’abandon s’y est peu à peu installé, tout semble conduire à décourager les héritiers de revenir sur les lieux de leur enfance. Et reviendraient-ils même une seule et unique fois en une décennie qu’ils rechigneraient sans doute à se salir les mains pour redonner à leur concession le petit air propret de jadis.
Comme beaucoup d’autres aujourd’hui, le "jardin du repos" que je visite régulièrement s’apparente de plus en plus aux tristes causses cévenols. Buddleias, noisetiers et sureaux pointent au-dessus des herbes folles et bousculent sans vergogne de vénérables sépultures délaissées depuis longtemps. Sur les croix plus ou moins affaissées, les noms des disparus jadis soigneusement gravés s’effacent sous les mousses et les lichens et les généalogistes de demain devront se faire archéologues pour remonter les vieilles lignées de paysans qui dorment ici dans l’oubli et l’indifférence générale.
Mais est-ce si important, en définitive ? Qu’ils en portent ou non le souvenir, qu’ils en entretiennent ou non la mémoire, le poids de leurs ascendances pèsera toujours sur les épaules des survivants. Chacun de leurs pas se verra jusqu’au bout accompagné en silence de celui de leurs ancêtres. Parce que l’indicible ne se dissout jamais dans les détours du temps !