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Pierres Soulages

Publié le 28 octobre 2022 par Rolandbosquet

soulages

C'était ma chronique du 22 mars 2019.

Passés les inévitables ronds-points, leurs gilets jaunes et leurs forêts publicitaires, vous pénétrez enfin en la bonne ville de Rodez. Un climat rude en hiver et de belles canicules en été ont façonné depuis plus de 2000 ans des Rutènes opiniâtres et entreprenants. Les monuments et les rues en témoignent encore aujourd’hui par leur austère sévérité. C’est à l’abri de leurs puissants murs de granit qu’il y a presque un siècle Pierre Soulages découvrait la profondeur du noir qui allait marquer son œuvre, dont les cent dix-huit "peintures sur papier", brous de noix, gouaches, encres et fusains que "présente" le musée qui porte son nom.

Pierre Soulages s’affirme en effet comme le peintre du noir et de la lumière. Le noir qu’il triture, qu’il balaie, qu’il jette, qu’il mêle parfois à d’autres couleurs avant de se concentrer sur ce qu’il appelle l’"outrenoir". Il y joue alors de reflets d’ombres et de lumières qui donnent corps à une matière sculptée comme une pâte en mouvement entre contrastes et brillances. Il ne représente plus un arbre comme Léonard de Vinci représentait sa Joconde, Gustave Courbet son Origine du Monde ou Picasso ses Demoiselles d’Avignon. Il "présente", selon ses propres termes, l’énergie elle-même de l’arbre. Pierre Soulages s’est définitivement éloigné de l’art figuratif tel qu’il est pratiqué depuis des millénaires.

Il y a 40 000 ans, des Néandertaliens creusaient dans la roche de la grotte de Gorham à Gibraltar une série de lignes horizontales et verticales. Près de 300 longues et pénibles opérations de raclage avec un objet très dur comme du silex avaient été indispensables pour réaliser ces motifs. Ils ne peuvent donc être le fruit du hasard. Le ou les auteurs tentaient manifestement d’exprimer quelque chose que chacun pouvait alors reconnaître et comprendre. Un signal ? Un repère ? Un appel ? Était-ce déjà une expression artistique telle que nous la concevons aujourd’hui ?

Au même moment mais à l’autre bout du monde, dans l’ile de Bornéo, une main dessinait sur la paroi humide d’une grotte, non pas quelques traits énigmatiques mais un "banteng", un bœuf sauvage, parfaitement identifiable au premier regard. Il s’agit là du plus ancien dessin connu jamais tracé par un être humain que n’importe quel être humain de n’importe quelle époque peut reconnaître et appréhender comme la représentation d’un banteng. Et cette forme d’expression figurative allait se répandre sur toute la planète jusqu’à nos jours. Était-ce de l’art tel que nous le concevons aujourd’hui ?

Chercheurs et universitaires s’accordent à penser que cette volonté de représentation exige de son auteur une belle maturité cognitive et un fort processus de mémoire. Sapiens, il y a 40 000 ans, en était donc déjà pourvu. Pourquoi, depuis Vassili Kandinsky et sa fameuse aquarelle sans titre de 1910, tant de nos artistes peintres renoncent-ils à représenter le monde tel que tout un chacun peut le voir ? Est-ce pour en laisser le soin à la photographie ? Est-ce pour mieux l’"interpréter" ? Ou est-ce un retour aux pratiques de Neandertal ou même d’Érectus ? Dans une interview au journal La Dépêche parue le 24 décembre de l’an passé, Pierre Soulages n’avoue-t-il pas qu’il rêvait, avec ses brous de noix, aux peintures préhistoriques primitives, celles d’avant Pech-Merle, Chauvet ou Lascaux. Assistons-nous alors aux prémices d’une régression cognitive ?

En tout état de cause, ses brous de noix, gouaches, encres et fusains n’en parlent pas moins au brave Sapiens d’aujourd’hui et autant à son intelligence, à sa mémoire et à sa culture qu’à son émotion. (Lire la lettre à Pierre, Christian Bobin, Gallimard)


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