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L'homme peuplé, Franck Bouysse

Publié le 14 octobre 2022 par Rolandbosquet

bouysse

Une coulée de soleil s’engouffre d’un coup dans le salon et se lance à l’assaut de l’ombre qui s’y est peu à peu installée. Un combat de titans jaillis du ciel entre deux nuages contre les mystères qui s’insinuent parfois jusque dans les rêves. A la radio,  Franz Schubert ne trouve plus guère sa place dans ce maelstrom, c’est Richard Wagner qu’il faudrait pour accompagner la bataille sans merci que se livrent les deux mondes. Une bataille à l’issue néanmoins sans surprise. Les brumes du soir embrasseront inéluctablement la vallée et enfonceront mon courtil dans la nuit. La nuit où, chez Franck Bouysse et son Homme peuplé, les ténèbres du passé bousculent les certitudes des vivants.

Nous retrouvons, ici, la puissance qui avait inspiré Né d’aucune femme. Avec, peut-être, un peu moins de noirceur parce que le mal absolu n’y porte pas les sordides ambitions d’une mère omniprésente. Mais la mère est toujours là, envahissante, encombrante, obsédante. C’est elle, cette fois, qui s’appelle Rose mais une Rose blessée et meurtrie elle aussi depuis toujours. Elle vit recluse avec son fils en lisière d’un village qui se meurt et qui les rejette. Trop de non-dits, trop de compromissions, trop de peurs, hantent les uns et les autres pour qu’une simple indifférence puisse même se glisser entre ces vies torturées. La nature alentour semble toutefois ignorer les drames qui se jouent, la combe égrène les saisons avec la régularité d’un métronome, les herbes hautes dansent sous le vent leur éternel et fascinant ballet, merles, grives et palombes occupent les bois de chênes et de sapins, les dames blanches observent d’un œil détaché les tragédies qui sourdent des murs crevassés des maisons, la neige dessine des congères comme pour jeter un voile pudique sur ces détresses qui ne se cachent même plus. Et arrive Harry.

Harry est écrivain, bien qu’il réfute ce statut, qu’est-ce qu’un écrivain ? Son dernier livre a rencontré la critique et ses lecteurs, en un mot le succès. Mais comment écrire ensuite ? Comment retrouver cette légitimité qui vous a été accordée ? La page blanche se révèle une véritable ennemie. Il espère retrouver la jouissance de l’écriture avec la solitude, loin de tous et de tout, loin de la ville et ses sollicitations vénéneuses. Il a acheté, sans même s’être déplacé pour en voir les entours et la visiter, une ferme isolée en lisière de ce même village. La vie y est rude et frugale. Quelques meubles rustiques, un poêle, un lit, une chaise, une table et des toiles d’araignées, des courants d’air, des poutres qui craquent, des planchers qui gémissent, des odeurs usées par les années, des odeurs de vie éteinte. Et des ombres qui s’évanouissent dans le brouillard, des bruits inconnus, invisibles, qui s’éteignent à l’aube. Sont-ils d’hier ou sont-ils d’aujourd’hui ?

Au fil des décennies, les vieilles maisons hébergent mille vies qui se mêlent, se confondent, imprègnent l’air et tracent autour des objets les plus ordinaires des circuits singuliers dont l’âme suinte parfois des recoins éloignés. Ces gestes simples de vider les cendres de la cuisinière, d’enfourner une poignée de brindilles, de les embraser avec ces allumettes dénichées sur l’étagère poussiéreuse au-dessus de l’évier, d’ajouter une ou deux bûches récupérées sous la grange attenante, ces gestes ont été mille fois exécutés laissant leur empreinte jusque dans la lumière qui peine à percer les vitres noircies de la fenêtre. Est-ce leur souvenir qui se joue ici du présent ?

Mais qui est d’ailleurs vraiment Harry ? Ne serait-il pas l’auteur lui-même de ce livre qui se déroule à coup de morsures, d’hésitations, de pas de côté, de refus ? Les pages défilent, raisonnantes parfois, mais lourdes aussi de belles émotions émaillées ici et là d’infinies délicatesses fragiles comme ces dentelles jaunies sous un vase de fleurs fanées dans le secret d’une chapelle désertée. Mais ne demeurent que les pages qu’il a bien voulu abandonner à la gourmandise du lecteur. Que disaient toutes celles qui ont été écartées ? Les mots biffés, raturés, effacés, disaient-ils Harry ou disaient-ils Paul ? À moins, bien sûr, qu’ils ne parlent aussi et surtout de Franck ! (L’homme peuplé, Franck Bouysse, Albin Michel)


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