Profitant du calme cotonneux qui enveloppe la vallée, elle déploie d’un coup sa vaste voilure, plonge mollement de la cime du vieux chêne deux fois centenaire qui marque l’entrée de mon courtil, incline légèrement de l’aile, se glisse dans un invisible courant ascendant qui l’entraîne, sans le moindre effort, jusqu’au sommet des châtaigniers… et disparaît. Qu’a-t-elle donc vu, la buse, qui l’incite à préférer d’autres cieux ? À moins que la sirène de l’ambulance des pompiers qui agite le hameau du Grand-Hort, à quelques encâblures de là, n’ait attisé sa curiosité !
J’apprendrai dans la matinée de la bouche de l’employée du dépôt de pain qu’ils se sont rendus chez la veuve Chastagnet pour l’emporter en grande urgence au Centre Hospitalier de la Ville. Il me faudra passer ensuite au bureau de tabac-presse pour entendre les explications fournies avec complaisance par la secrétaire de mairie : elle ne se nourrissait presque plus et se trouvait dans un état d’extrême faiblesse ! L’enquête de l’adjoint en charge des affaires sociales, de la santé et des personnes âgées révèlera pourtant que l’employée de l’association qui assure la distribution de repas et basée au chef-lieu de canton exécutait consciencieusement son office et enfournait régulièrement dans le réfrigérateur les cinq boites hebdomadaires. Certes, elle avait bien vu que lesdites boites étaient de moins en moins ouvertes ; ce qui l’obligeait à les vider dans la poubelle à son retour et à les laver. Elle en avait d’ailleurs "touché un mot" à sa "chef" en maugréant pour ce travail supplémentaire. Laquelle chef avait promis de s’en occuper dès qu’elle aurait un peu de temps disponible. Mais le téléphone, l’organisation des plannings, les déclarations diverses aux administrations, ses petits-enfants, et les visites des uns et des autres, en un mot, la course quotidienne des choses, avaient chassé l’incident de sa mémoire. Jusqu’au jour où … Comment, s’indignera plus tard la pharmacienne qui n’avait pas remarqué, elle non plus, qu’elle ne venait plus renouveler sa provision de médicaments, comment peut-on vivre à notre époque dans une telle solitude et un tel dénuement ?
En réalité, personne n’en savait rien. Ses seuls voisins, un couple sans enfants, travaillent à la ville voisine. Partis tôt le matin, rentrés tard le soir, ils n’avaient pratiquement aucun contact avec elle. Ils avaient bien essayé, au début, mais elle s’enfermait chez elle dès qu’ils approchaient. C’est tout à fait par hasard que la femme s’était aperçue que la "Mamie" ne mettait plus son linge à sécher sur le fil. Elle avait haussé les épaules et était repartie à son ouvrage comme à son ordinaire. Le soir, pourtant, en fermant les volets de sa chambre, elle avait constaté qu’aucune lumière ne filtrait derrière les rideaux. Mais peut-être était-elle déjà couchée, les vieux, ça se couche avec les poules ! Un mauvais pressentiment avait toutefois chahuté son sommeil et le lendemain matin, le samedi, jour de repos, elle était allée frapper à sa porte sous le prétexte de lui emprunter un plat. N’obtenant pas de réponse, elle envoya son mari à son retour de la promenade du chien ; il n’eut pas plus de succès. Ils décidèrent alors de téléphoner à la mairie qui envoya le chef des employés municipaux qui fait office de garde-champêtre. Il la connaissait depuis sa plus tendre enfance, il saurait bien l’amadouer. Il rechigna d’abord, gardant le souvenir des sévères réprimandes qu’il avait dû essuyer dans sa jeunesse, elle n’avait jamais été d’un abord facile. Ses appels demeurants vains, il se résigna à enfoncer la porte tout en préparant quelque verte réplique au cas où. Il la trouva couchée sur son lit, habillée et coiffée avec soin et pouvant à peine articuler quelques mots. Il donna aussitôt l’alerte. Seule, sans héritiers, sans amis proches, sans autres visites régulières que celle de la livreuse de repas une fois par semaine, elle s’était doucement laissé glisser sur le chemin de la mort, en silence, comme elle avait toujours vécu.
Comment, s’indignera maintes fois encore la pharmacienne devant son parterre habituel de commères, comment peut-on vivre dans une telle solitude sans que personne ne fasse rien ?