Visite à l’ancien maire du village autour d’une frugale omelette aux cèpes, d’un modeste Madiran et d’un café. Le prétexte, s’il en fallait un, était le passage de sa petite-fille dont il est très fier mais repartie presque aussitôt à la poursuite des affaires monde. Qu’importe, nous avons, nous, évoqué celles du vent, des coquelicots et du ru, à sec, qui borde son jardin. En un mot, rien que des priorités qui font les choses de la vie dont parle Max Eyrolle dans son roman De lune, d’eau et d’orties.
Dès sa naissance, le héros doit faire face à la violence de la gent humaine. Sa mère crie, son père crie, la sage-femme crie, on le tire par le menton, par les bras, par les hanches, on l’allonge sur un bout de drap taché d’un rouge framboise écœurant, on le frotte, on l’astique, on l’essuie, on le mesure, on le pèse, on compte ses doigts, ses oreilles, ouf, il ne manque rien, pas même ce petit bout de chair flasque en haut des jambes qui prendra, plus tard, tant d’importance au printemps. Devant toute cette d’agitation, une folle envie s’impose à lui, retourner d’où il vient ; mais on l’habille d’une soyeuse barbotteuse qui sent bon la lavande et, surtout, on lui offre le sein, et le calme revient. Mais pas pour longtemps car dès l’aube, l’air de la mare s’emplit du chant des grenouilles, les pies jacassent dans les châtaigniers, les merles s’agitent dans les palisses et, autour de lui, défilent des admiratrices la bouche en cul de poule qui le contemplent sous tous les angles et s’extasient. Faire partie d’une espèce en voie de disparition, comme disent les collapsologues de tous bords, présente décidément bien des inconvénients.
Certes, sa grand-mère a constaté que les buses tournaient dans le bon sens au moment de sa naissance, ce qui augurerait d’un avenir serein, mais lui décide malgré tout de ne pas se mêler des tribulations du monde. Il a déjà assez à faire avec cette girafe qui semble n’avoir qu’une idée en tête, le lécher tout nu de sa longue langue râpeuse, et les cent mains maladroites de soigneuses à la mine sévère qui le gardent enfermé dans sa cage sans même une pauvre cabane de branches pour y protéger son intimité. Quand il sera plus grand, il se réfugiera dès lors le plus souvent possible dans les bois mais jamais trop loin toutefois de cette Dordogne qui l’accompagne au fil des affectations de ses parents instituteurs. Il apprendra ainsi la géométrie avec le vol des grues, la malice avec les écureuils, le détachement avec les vaches, la fuite avec les moutons et la liberté avec les canards qui naviguent gaiement sur le courant des ondes pures.
Mais l’un de ces dimanches radieux et ouverts au soleil qui annoncent l’été, des croûtes noires et purulentes apparaissent sur tout son corps. Les pédopsychiatres diraient aujourd’hui qu’il somatise suite à son refus de participer à la pantomime qui se joue autour de lui. Mais on fait appel aux plus grands spécialistes qui le scrutent et l’examinent là encore sous toutes les coutures, élaborent de vastes théories… et le renvoient chez lui. Alors, faute de résultats probants, son sort sera confié à Rose, la rebouteuse qui soigne avec des orties, du lait de chèvre et beaucoup de patience. Mais pourra-t-il un jour pratiquer la pêche à la truite ou s’adonner à la chasse aux champignons ? En un mot, parviendra-t-il à échapper au triste destin des autres pensionnaires du zoo condamnés à survivre reclus dans leurs enclos urbains de béton ?
Un groupe de choucas échappés du clocher de l’église se réunit de temps à autre au-dessus de mon courtil. J’ai longtemps cru que, comme nous autres les humains, ils se chamaillent tels des gamins turbulents dans une cour de récréation. Mais je crois pouvoir dire, à l’instar de Max, qu’en réalité, ils discutent eux aussi de choses importantes comme la couleur des feuilles des chênes à l’automne, la course des ratons-laveurs dans les ruisseaux et, bien sûr, le temps qu’il fera demain. Nous ne pouvons les comprendre parce qu’ils sont là-haut dans le ciel si souvent embourbé dans ses nuages, et nous, en bas, embourbés comme toujours dans nos habitudes et nos préjugés. Mais rien n’interdit qu’ils débattent un jour prochain de l’étrange roman de Max parce qu’il est fort probable qu’ils l’ont déjà lu, eux. (De lune, d’eau et d’orties, Max Eyrolle, Le Puy Fraud éditeur)