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La cohérence des choses

Publié le 22 novembre 2022 par Rolandbosquet

megalythe

Au bout du chemin creux qui longe mon courtil coule un ru de peu. Il sourd timidement quelques perches plus haut d’un amas de rochers usés par les millénaires, dévale la colline, s’égare dans les genêts comme s’il voulait s’y perdre, serpente, paresseux, entre ajoncs et bruyères, y creuse tant bien que mal un fragile parcours et se jette dans l’ombre de la combe où dort entre ses vergnes un humble étang de modeste fortune.

Or il m’est arrivé au détour de flâneries d’apercevoir un ou plusieurs morceaux de chiffon agrippés aux buissons qui protègent sa source. Sans doute sont-ils tombé du ciel au hasard de la brise car qui irait accrocher à cet endroit mal aisé un mouchoir, un foulard, un fichu, sinon même parfois un linge plus intime ? À moins qu’il n’y ait là précisément quelque intention cachée que ma logique raisonnante m’empêche de voir ! J’alertai l’historien local pour en savoir plus. Chaque village possède son historien. Un secrétaire de mairie à la retraite, un instituteur retourné à ses études, un émigrant parti vers des contrées lointaines pour y bâtir sa vie et revenu au Pays pour y finir ses jours. Ils éditaient autrefois à la ronéo une première monographie qui échouait bien souvent au fond des étagères. Enrichies aujourd’hui d’archives municipales, de minutes notariales et d’extraits de vieux registres paroissiaux, complétées de quelques récits d’anciens et de photos jaunies, elles constituent désormais un vrai livre bien en vue à l’étal du bureau de tabac-presse.

Celui de la vallée, le crâne chauve et la mine rougeaude, a arpenté chaque sentier, visité chaque maison, chaque ferme, chaque grange, fussent-elles en déshérence, inspecté chaque fronton à la recherche d’une sculpture ou d’une pierre gravée d’une date, d’un nom ou d’un surnom. Il connait chaque calvaire et chaque croix de carrefour, chaque mare, chaque fontaine. Il connaît surtout chaque famille et son histoire, qu’elle soit anonyme ou tourmentée comme une généalogie de prince du sang. Il m’accompagne ce matin dans une exploration où le passé et le présent se mêlent en un lacis inextricable.

Il confirme mon impression. Une manche de chemise déchirée, dit-il. Elle aura touché la peau de quelque malade et se sera imprégnée de son odeur et donc, pense-t-on, de sa souffrance. La médecine officielle, malgré toute sa science, semble demeurer impuissante à le sauver, les siens s’en remettent alors en ultime recours aux croyances ancestrales, toujours profondément ancrées dans les campagnes, qui font appel aux puissances obscures qui gouvernent l’univers. Une épouse, une mère, une fille peut-être, auront parcouru un long trajet de pénitence, l’âme meurtrie et le front bas, bredouillant à chaque pas leur supplique. Faîtes qu’elle guérisse !  Faîtes qu’il se relève ! Que brillent encore ses yeux, l’éclat de son sourire, la chaleur de sa main ! Que je perçoive encore le souffle de sa voix, ses chuchotis d’amour, ses murmures d’amitié ! Parvenues enfin au pied des mégalithes, elles ont levé les yeux et, les genoux égratignés par les ronces, escaladé les dernières pierres couvertes de mousses et de lichens. Puis elles se sont inclinées sur le mince filet d’eau boueuse qui émerge des entrailles de la Terre. Qui que vous soyez, saintes martyres montées aux cieux ou fées veillant sur nous autres pauvres de tout, faites qu’il ou elle retrouve la bonne vie ! Faites que nous nous embrassions encore longtemps, longtemps !

Au retour de notre expédition nous nous installons devant une flambée de pommier qui diffuse de doux arômes de miel tandis que chante dans la cuisine la ritournelle du café qui passe. Je suis toujours empli de compassion, conclut mon guide. Certes ces témoignages anonymes et discrets sèment le désordre dans notre société cartésienne pétrie de certitudes. Mais ce sont là des appels de détresse d’un monde qui souffre et ne reconnaît plus l’avenir qui s’ouvre devant lui. La cohérence des choses savantes peut être de peu de poids face à la désespérance ! D’ailleurs, se demande-t-il en regardant ses mains, qui n’a jamais, au fond de soi, adresser une prière à quelque divinité personnelle ?


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