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Une heure de ferveur, Muriel Barbery

Publié le 29 novembre 2022 par Rolandbosquet

barbery

Malgré les grisailles de novembre qui approche, la forêt déploie son festival d’ocres, de fauves et de cannelles. Mon courtil lui-même s’est mis à l’unisson avec l’épais tapis de feuilles mortes que la dernière averse fait miroiter de reflets changeants. Les asters et les cosmos frissonnent à la moindre brise, les colchiques tracent des pointillés de jaunes vifs sur la pelouse et les potées de chrysanthèmes arborent fièrement leurs grosses fleurs gourmandes. Une petite laine sur les épaules et le roman de Muriel Barbery que je viens de refermer à la main, je m’abandonne depuis ma terrasse au spectacle grandiose de l’automne. Comme si j’étais, moi aussi, face aux monts de Takayama que contemple régulièrement Haru pour se laver au contact de la nature des trivialités de la vie moderne.

Il savait qu’il n’était rien et qu’il n’avait rien mais il était fort d’une richesse bien plus vaste, il savait qui il était et ce qu’il voulait. Ainsi se présente le héros de Muriel Barbery. Né dans les montagnes d’un père modeste fabriquant de saké et d’une mère attentionnée qui "tient" en silence l’antique maison de bois et de papier reçue en héritage, il part étudier à l’université de Kyôto. Son ambition est immense, cultiver l’art et la fortune. De la fréquentation des roches qui ponctuent les torrents de son enfance, il garde la conviction qu’il n’est d’autre plénitude que celle des formes et il choisira les artistes avec lesquels il commercera parmi ceux qui les magnifient le mieux, dans le plus bel espace, la plus profonde lumière et la plus poétique réalité, celle qui renvoie chacun à l’essence même de son existence.

L’amitié jalonnera son parcours. On reçoit rarement chez soi, au Japon, on ne saurait exposer aux regards les vulgarités domestiques et les insignifiances du quotidien. Pourtant Haru bouscule allègrement ces pieux usages, ses entrepôts accueilleront à la fois des cimaises et des fêtes fastueuses où le gratin s’ennuiera poliment et boira jusqu’à l’ivresse. Artistes et marchands s’y rencontrent et s’y mêlent, Japonais bien sûr, mais aussi Américains et Européens. Et outre l’argent, y coule à flots le thé, bien sûr, mais surtout le saké, la boisson de l’oubli. Et il n’est guère de fin de nuit qui ne s’achève titubante sur le sentier ardu qui le conduit à sa maison et à son tatami. De même qu’il manquera rarement de respecter en chemin une halte au temple bouddhiste voisin, le temps de renouer avec lui-même et avec le fil de ses contradictions, de ses désordres et de ses insuffisances.

Car, entièrement absorbé par sa carrière, le sexe n’est pour lui qu’une distraction légère pratiquée certes assidûment mais pour le seul assouvissement des sens. Il ne saurait y mêler l’amour. D’ailleurs, ses partenaires les plus régulières sont plutôt des occidentales, comme s’il craignait de devoir offrir plus aux japonaises. Il sait faire montre de tendresse raffinée et discrète, d’estime et parfois même d’affection mais ses sentiments resteront bien en deçà de la passion. Il semble, en un mot, ne réserver l’amour qu’à sa seule personne tout en étant cruellement conscient qu’il élève ainsi des frontières qui lui masquent l’univers inconnu de l’abandon de soi et de l’attachement.

Jusqu’au jour où il aperçoit Maud, une jeune française de passage. L’idylle ne durera que quelques heures de ferveur, intenses et lointaines à la fois. La passivité mélancolique de la jeune femme n’aura d’égal que l’extase où il tombe sans vraiment comprendre, perdu qu’il est dans son propre délice. Son départ marquera le destin de Haru d’une pierre blanche, pleine et luisante certes mais à la profondeur ignorée. À l’image de celles disposées comme des énigmes sur le tapis de sable savamment ratissé du jardin zen de la cour du temple Shinnyo-dô où Haru aime à se réfugier certains soirs trop lourds. (Une rose seule et Une heure de ferveur, Muriel Barbery, Actes Sud)


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