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Trois résonances

Publié le 30 janvier 2023 par Les Alluvions.com

Trois résonances à des articles récemment publiés. Je les consigne ici sans souci de les relier entre elles, comme elles me sont venues.

1/ Dans Avatar et l'impasse de l'Océan, j'ai signalé les échos océaniques enregistrés après la vision du film de James Cameron, dimanche soir 15 janvier. Or, le lendemain, lundi matin, je découvre dans la revue en ligne Diacritik l'entretien de Johan Faerber avec Camille de Toledo, au sujet de son dernier essai Une histoire du vertige. On sait la place que le vertige tient dans mes enquêtes (j'y ai même consacré un blog spécifique  - Fixer les vertiges - où je notais au jour le jour les occurrences du vertige - blog que j'ai tenu jusqu'à ce que la lassitude apparaisse), et je n'ai donc pas tardé à acquérir ce livre qui prend la suite d'une série de conférences données en 2017. Je reviendrai bientôt sur cet essai très important. Ce que je voudrais simplement mentionner pour l'instant, c'est l'apparition en son sein du motif océanique :

"Notre espèce humaine dépend d’un grand nombre d’appuis sémiotiques qui sont arbitraires et branlants. Le vertige nait quand nous perdons nos attaches, soit quand les codes qui nous rattachaient à la vie tremblent ; si bien que la forme que le sujet a prise se dissout ou est menacée. Dans la multiplication des langues et des codes qui est au cœur de la vie des modernes, les appuis sémiotiques sont plus instables. Les repères changent de plus en plus souvent. C’est à bien des égards comme ça que je comprends les chimères des différentes réactions : de Donald Trump à Bolsonaro aux mouvements d’extrême-droite européens. J’en parlais déjà dans L’inquiétude d’être au monde. Ils se manifestent comme un rejet du trouble qui vient, qui est là, de l’impermanence, de l’entrelacs, de la porosité des êtres. Ils rêvent de reconstruire les catégories de la certitude. À l’inverse, celui qui accueille le trouble, l’inquiet, les vertiges du temps, de la fiction, du réel, fait une œuvre pour l’avenir. Il nous apprend à tenir dans les vertiges. Dès 2009, je parlais dans Le hêtre et le bouleau de « pédagogie du vertige ». Nous devons préparer aux vertiges, à la vie vertigineuse. C’est-à-dire nous rendre à la porosité, à l’incertitude. Le chemin de cet accord, de cette acceptation, met sur la voie de cet « espoir océanique ». Ce moment où nous acceptons ce qui a lieu depuis la vie, depuis la science, qui nous montre que nos frontières sont floues, que nous sommes de partout entrelacés, que nous dépendons les uns des autres, que nous sommes intriqués. J’ai donc une lecture très scientifique de ce motif de « l’océanique » qui est apparu dans les années de l’entre-deux guerres, au siècle dernier. Et cet océanique pointe un vertige de l’emmêlement des formes de la vie. C’est vertige de l’extase, de la sortie de soi, de l’aperture du Je au plus vaste, à l’immensité des relations." (C'est moi qui souligne)
Trois résonances

2/  "Giono "le terrien" au pays des merveilles livresques est comme "Ishmael" le marin en route vers New Bedford, rêvant aux processions des nuées aux formes caractéristiques, ce qui est bien illustré lors des prolégomènes à sa traduction de "Moby-Dick": "Mais bien avant d'entreprendre ce travail, pendant cinq ou six ans au moins, ce livre a été mon compagnon étranger. Je l'emportais régulièrement avec moi dans mes courses à travers les collines... ces grandes solitudes ondulées comme la mer... Levant les yeux de la page, il m'a souvent semblé que Moby Dick soufflait là-bas devant, au-delà de l'écume des oliviers, dans le bouillonnement des grands chênes."

Suite à ce commentaire d'Alain Sennepin (dont je ne donne ici qu'un extrait) sur Le barattement des cyclones, où il revenait sur le Jean Giono du Roi sans divertissement, avec un passage de Pour saluer Melville, j'ai emprunté à la médiathèque le volume III de la Pléiade consacré à ses œuvres romanesques. Pour saluer Melville en faisait partie. Et je ne manque pas d'être saisi par la survenue du thème biblique de la lutte de Jacob avec l'Ange :

"Depuis quinze mois qu'il est dans le large des eaux, il se bat avec l'ange. Il est dans une grande nuit de Jacob et l'aube ne vient pas. Des ailes terriblement dures le frappent, le soulèvent au-dessus du monde, le précipitent, le ressaisissent et l'étouffent. Il n'a pas cessé un seul instant d'être obligé à la bataille. S'il en a "marre", s'il est rompu, s'il tombe sur sa couchette : il se bat avec l'ange ; s'il saute dans la baleinière, s'il chevauche des orages de fer, s'il s'affronte au mufle dégoûtant des énormes poissons de l'abîme : il se bat en même temps avec l'ange ;  s'il est de vigie, s'il est dans les voiles, s'il est dans les cordages, s'il est dans l'huile, s'il est dans le feu, s'il est dans le charnier des entrailles du Léviathan : il se bat avec l'ange .  et quand le plomb des grands calmes pèse sur des milliers de milles, que toutes les forces du monde dorment, que même captain Pease s'est écroulé : lui se bat avec cet ange terrible qui éclaire de sa bataille l'impénétrable mystère des dieux et des hommes. (...)"

Ce très beau  morceau se termine par une phrase formant paragraphe : "Bienheureux ceux qui marchent dans le fouettement furieux des ailes de l'ange." Une phrase qui fut le titre d'un article le 2 août 2020, phrase que j'avais découverte avec L'autre Eden de Bernard Chambaz : 

"En retour, Martin voudrait lui confier un souvenir de lecture mais Jack le prévient qu'il serait temps de mettre le cap sur l'Aquarium pour voir les méduses. Avant qu'ils ne s'évanouissent dans les vestiges de la forêt primaire, il lui glisse à l'oreille une phrase énigmatique où il est question de tendresse timide et de coeur forcené.


Et personne n'y peut rien si j'entends l'écho d'une autre phrase qui me talonne depuis une éternité. "BIENHEUREUX CEUX QUI MARCHENT DANS LE FOUETTEMENT FURIEUX DES AILES DE L'ANGE." Celui qui a réussi à ramasser en si peu de mots la quintessence de nos vies, celui-là peut vivre en paix." (p. 15)
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 3/ J'avais terminé l'article Otto Montagne par une citation d'Erri De Luca : "J'ai écrit les livres qu'il n'a pas écrits, j'ai escaladé les montagnes qu'il aurait voulu escalader. Je suis son fils parce que j'ai hérité de ses désirs. On n'hérite pas d'un grenier, d'une maison, mais de la pénurie, du devoir laissé, de la provision ratée."

Le 24 janvier, j'ai acheté le dernier essai de Vinciane Despret, Les Morts à l'oeuvre (Les Empêcheurs de penser en rond, 2023). Or le motif de l'héritage y fait très vite son apparition, dès la page 18. L'héritage, écrit Vinciane Despret, est avant tout une oeuvre de création. Elle évoque à ce moment-là la fable du douzième chameau, dont j'ai lu plus tard qu'elle faisait aussi les délices de Jacques Lacan. La voici racontée dans Le Monde par le philosophe Jean-Pierre Dupuy

"Un vieil Arabe, sentant sa fin prochaine, répartit par testament sa fortune entre ses trois fils : « Toi, l'aîné, tu auras la moitié ; toi, le puîné, tu prendras le quart ; quant à toi, le benjamin, tu auras le sixième. » Or il se révéla que l'héritage était constitué de onze chameaux. Fort irrités, réticents à l'idée de sacrifier plusieurs bêtes, les trois frères étaient tout près de s'étriper lorsqu'ils décidèrent d'en appeler au cadi local.

Après un moment de réflexion, celui-ci leur dit : « Prenez ce chameau sous ma tente, je vous le donne, ajoutez-le à votre patrimoine. Si Allah le veut, vous me le rendrez plus vite que vous ne le pensez. » Effectivement, l'aîné fut heureux de prendre la moitié de douze, soit six chameaux, de même que le cadet trois et le dernier deux. Six plus trois plus deux font onze, le douzième chameau put retourner à son propriétaire, le contre-don annulant dans l'instant le don du cadi. Le douzième chameau, ou le chameau symbolique, est celui qui est tout à la fois inutile et indispensable, puisque c'est par lui que le pacte social vient à l'existence."

 "Un héritage se construit, poursuit Vinciane Despret, et tout ce qui participe à sa création et devient un héritier possible ; les fils n'ont pas seulement hérité de onze chameaux, ils se sont créés héritiers d'une épreuve et ont défini l'héritage à partir de celle-ci."


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