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L’enfer d’une femme brisée

Publié le 12 mars 2018 par Malm @3615malm

Treize jours de Roxane Gay – roman (Éditions Denoël)

L’enfer d’une femme brisée

En résumé

Mireille Duval Jameson est âgée d’une petite trentaine d’années. Avocate aux États-Unis, elle vit dans un confort royal avec son mari et son fils. Mireille est la fille cadette d’un richissime magna de l’immobilier haïtien. Alors qu’elle passe des vacances à Port-au-Prince avec sa famille, chez ses parents, Mireille est sauvagement kidnappée. Les ravisseurs demandent un million de dollars à son père. L’extraordinaire situation de pauvreté et de précarité, la disparité hallucinante des situations financières ont multiplié les actes de violences extrêmes – tels les enlèvements avec demande de rançon – en Haïti, ces dernières années. Le riche promoteur Duval a vu nombre de ses connaissances traverser cette situation : il est convaincu qu’il ne faut en aucun cas payer cette rançon, que tous les membres de sa famille seraient ensuite enlevés les uns après les autres. Treize jours durant, Mireille va être torturée, brisée, violée. Elle va connaitre la cruauté sous sa forme la plus abominable. Ses ravisseurs vont chercher à la déshumaniser. « Je ne suis rien », « je suis morte » sont ses leitmotiv, lorsque Mireille est relâchée. Car elle va l’être : elle va quitter l’enfer, sortir de « là ». Le père finira par payer. Comment vivre, ensuite ? Comment redevenir une femme ? Une mère, une amante ? Comment redevenir la fille de celui qui a laissé faire ? Dans le livre, il est beaucoup question du couple que Mireille forme avec son mari : comment être de nouveau des époux lorsque l’horreur à son paroxysme a traversé l’un des deux ? Que signifie exactement retrouver une dignité pour soi, pour les autres, l’intégrité physique quand tout a été anéhanti à l’intérieur de soi ? Ce magnifique roman pose très justement toutes ces questions.

Pourquoi lire Treize jours

Avant de débuter la lecture et après m’être promenée sur quelques blogs spécialisés en littérature, je me suis sentie envahie par la crainte. Trois cents pages de récit de viols et de tortures, de violences gratuites, malsaines, inutiles et perverses (soit-disant) : ça n’incite pas forcément à se jeter à corps perdu dans un bouquin. Il faut toujours garder en tête que toute critique n’est que la compréhension, l’approche subjective d’une lecture qui ne sera quoiqu’il en soit jamais la sienne. Il vaut toujours mieux aller voir et lire par soi-même.

Il y a un souci de traduction (encore ! confère billet sur Le pouvoir). La qualité d’écriture est parfois limite : c’est un peu choquant au début, moins par la suite. Ce texte ne m’a absolument pas semblé être d’une insupportable violence. Au contraire. Il y a quelques descriptions un peu hard mais pas tant que ça. J’ai trouvé, justement, une certaine pudeur dans le récit, que celui-ci était assez emprunt de suggestions aux moments les plus durs. La souffrance de Mireille est essentiellement explorée selon un angle psychologique. Il est question ici des supplices physiques, bien sûr, mais la manière dont ces douleurs-là deviennent terribles au corps de Mireille reste imagée, assez peu détaillée, je trouve, au regard de ce qui est effectivement subi par le personnage. Oui : c’est un livre difficile, bouleversant. Quand elle est relâchée, que Mireille est en quelque sorte devenue un animal sauvage, blessé, qu’elle est perdue dans les rues de Port-aux-Princes, pieds nus, avant d’être finalement recueillie par un prêtre dans une église, le moment est si fort que j’en ai pleuré. J’avoue.

Roxane Gay

Roxanne Gay est l’autrice du très fort Bad femnisim, essai sorti en 2014 aux US. Comme beaucoup de travaux, de romans « dits féministes » (notez que je mets des guillemets) ou, plus exactement, d’ouvrages écrits par des autrices et auteurs qui travaillent sur les problématiques de genres et d’inégalités hommes-femmes (on parle là de textes ayant connus de francs succès en librairie outre-Atlantique ou outre-Manche), Bad feminism n’a pas été traduit chez nous. C’est un véritable souci. Honnêtement. Peut-être qu’il faut s’armer de patience : si tout va bien, « on » (mis pour « les éditeurs de France et de Navarre ») se décidera peut-être à traduire l’ensemble des travaux de Roxane Gay dans trente ans, comme ce fut le cas pour le magnifique Attachement féroce, de Vivan Gornick, best seller en 1987 aux États-Unis et traduit chez nous en 2017 – notons au passage qu’il s’agit là du seul livre de Gornick traduit en français et c’est sans doute celui dans lequel il est le moins question de féminisme. Bref. Revenons à Roxane Gay. Fille d’immigrés Haïtiens née aux États-Unis, la romancière-essayiste est titulaire d’un Master en écriture créative et doctorante en rhétorique et communication. Dès l’adolescence, elle prend la plume. Victime, très jeune, d’une agression sexuelle perpétrée par plusieurs hommes, Roxane Gay écrit sur les inégalités, la bisexualité, les rapports complexes qu’entretiennent avec la société toutes les femmes qu’on peut qualifier d' »hors normes ».

Treize jours : quand la littérature documente le monde

Beaucoup d’autrices.eurs, de créatrices.eurs, d’artistes rappellent l’urgence d’inventer de nouveaux codes, de nouvelles façons de regarder, d’explorer, de raconter ce qui se rapporte au monde d’aujourd’hui. Il faut aussi constamment chercher à faire connaître, toujours, les artistes, les chercheurs qui travaillent – souvent depuis des années – sur les sujets qu’aborde Roxane Gay dans son oeuvre. Le problème de visibilité est une réalité. Raconter des femmes fortes, combatives, se couler dans les récits de filles vivant à des années lumières de tout ce qui peut ressembler de près ou de loin à de la passivité, pouvoir faire sienne la parole de femmes qui décident, qui font, qui s’approprient, se réapproprient, conquièrent, se soignent, des femmes qui veulent compter et qu’on les reconnaisse : voilà qui contribue, je crois, à faire avancer la fiction contemporaine, le récit de l’aujourd’hui (oui je sais : c’est moche, comme formulation, mais ça me semble assez juste et proche de ce que je veux dire ici). En ce sens et parce que sa lecture importe et emporte, qu’elle emmène, décolle, émeut, fait réfléchir, inspire un respect infini comme un espoir dépourvu du moindre soupçon d’illusion, Treize jours est un livre important.


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