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Veillée des silencieux

Publié le 13 novembre 2008 par Jlk

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    VI
Ce n’est qu’en suivant le flux du temps qu’on le remonte, à l’instant ce que je vois se dessine sur le jour de la nuit de neige, la page nouvelle est un immémorial déroulé d’ordinateur dans les arborescences duquel je tâtonne comme à travers un dédale de maisons et de chambres et de placards et de cartons et de trésors planqués au fond de commodes à pattes de Baba-Yaga – et chaque nom s’inscrit au casting de la pièce qui va se jouer, genre La Tempête au battoir du village ou Veillée des morts en son et lumière.
Je serai, naturellement, le Prospéro de cet outrage au bon goût. Le casting sera d’Enfer mais aussi de Paradis, et c’est évidemment le long des corniches et par les bars et terrasses du Purgatoire que se poursuivra l’immobile déambulation autour de ma chambre et de mon île et de toutes les chambres et de toutes les îles du monde émergé de la mer roulant sous nos tables d’enfance.
D’un premier coup de sa baguette Prospéro fait surgir ce matin la maison de nos enfances de dessous l’eau et la voici flotter dans la nuit de neige où mille voix oubliées affleurent le silence. De la soie de ciel fuse illico celle d’Ariel et là c’est vraiment le signe que la pièce commence avec tous les effets spéciaux dont raffole toujours le peuple des morveux du quartier des Oiseaux devenus de compétents comptables ou de modestes modistes, et plus encore les ados pas blasés et les morveux qu’ils ont engendrés à leur tour, sans oublier les nouveaux arrivants émigrants du quartier, entourés comme des grappes de leurs flopées de morveux et d’ados que les magies d’Ariel n’étonneront point à cet instant de faire le point.
Les gens ordinaires, cependant, ne feront ici que de la figuration ou la claque : seuls les nominés du casting auront droit de la ramener et encore : à la seule réquisition de Prospéro. De fait, seul Prospéro, par convention contractuelle et licence poétique, qu’on dira Le Pacte de ce sixième chapitre de deuil joyeux, mènera la barque folle de la narration dans le chaos des souvenirs passés et présents, tant il est vrai que de la minute passée ou de l’heure (je pionçais) ou de la nuit ou de l’année ou du siècle, à l’instant présent précis ne peut se distinguer ce qui distingue le fil de soie du fil de soie tissant l’étoffe du ciel et du temps.
Panopticon333.jpgCette étoffe est celle-là même de l’écharpe de soie de Prospéro et du caleçon bleu d’Ariel dont on n’a d’ailleurs pas besoin de ne pas voir le sexe puisqu’Ariel est de tous les sexes et de tous les temps, jutant comme un adolescent shakespearien quand il est temps et se retirant fine vierge au couvent quand cela lui chante, pour tricoter des socquettes.
Le propos de La Tempête de Sir William Shakespeare (1564-1616), dit aussi le Big Bill de Bronze, est apparemment un règlement de comptes carabiné où les méchants sont défaits et les gentils récompensés – cela pour le bon peuple des gens ordinaires qui aiment en avoir pour leur dinar, mais le Big Will a plus d’un tour dans le sac de Prospéro, dont je me propose de partager le rôle avec Oncle Stanislas et Monsieur Lesage, à égalité de parts mortelles et sempiternelles. Ainsi devraient s’exercer en douceur la représentation, et sa déconstruction malicieuse, de ce que je dirai pompeusement Ma Pièce, qui est aussi celle de la jeune fille (Ludmila en idéale Miranda, cela va de soi, mais également Cécile et Loyse nos jouvencelles) et du jeune homme éternels (moi l’autre en crâne Fernando, ainsi que les prétendants de nos damoiselles), de Caliban (que l’oncle Fellow campera en special guest) et de toute la smala, pour solde pacifié de tout compte.
Un jour de neige nouvelle se lève sur l’île du monde et voici converger, du fond de nos mémoires, les cortèges de silencieux que nous accueilleront pour les entendre dans le temps donné de ce théâtre de novembre où la lumière est tissée du silence très doux des cimetières. De la neige nous arrive cet irradiant murmure. Notre enfance bien vieille ce matin, selon les horloges, retrouve sur scène la grâce d’une espèce de djinn à jean bleu qui serait l’âme quintessenciée de nos jeunes années retrouvées, et voici nos chers vioques de tous les siècles et de tous les arbres à sagesse – voici le temps de reprendre le fil à fil du récit…
(Extrait de L’Enfant prodigue, récit en chantier, pp. 161-162)

Images: Philip Seelen.


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