Bertrand à Bangui - Quartier France

Le Paysage défile à toute vitesse dans le taxi course de Bertrand.
A peine a t'il fermé les yeux qu'il est aussitôt sorti de ses songes par un nid de poule. Le bitume est une chose rare dans cette ville et à l'occasion de la réfection de la route, chaque once de goudron est distribuée avec la plus grande parcimonie. C'est une bataille sans espoir que de tenter de réparer quoi que ce soir ici, la chaleur et l'humidité ont toujours raison des velléités du ministère des transports. Pas que ce dernier soit particulièrement préoccupé par l'état des routes, aux dernières nouvelles, le ministre se serait plutôt focalisé sur le logement. Vous ne suivez pas? Son appartement de fonction, Avenue Foch à Paris, gracieusement subventionné par l'aide européenne au développement.
Peu importe, nous y reviendrons.
Bertrand et son taxi se faufilent dans les rues de Bangui en direction du Sofitel. N'ayant jamais mis les pieds en Afrique, le choc est instantané et ce qui l'interpelle le plus ce sont les enfants. Des centaines d'enfants qui vagabondent sans but dans les rues, sans parents. Il ne comprend pas vraiment le phénomène. Quelqu'un lui expliquera plus tard que l'espérance de vie n'étant que d'une quarantaine d'année ici, la condition d'orphelin arrive tôt, parfois beaucoup trop.
Mais il est trop tôt pour qu'il comprenne cela, et la seule émotion dont il est saisi est l'anxiété.
L'incompréhension totale de ce qui l'entoure, c'est un rite de passage ici pour les expatriés, que peu ont le luxe ou la force de surmonter. Il va devoir accepter que certaines choses resteront sans réponse, aussi indigeste et frustre que cela puisse paraître.
Le chauffeur reprend la parole pour la première dois depuis l'aéroport: - Hmm, voilà PK 0 patron, nous arrivons bientôt, dit-il de manière quasi rhétorique.
PK 0, "Point Kilométrique zéro" dans le jargon local. Le centre absolu de la ville, gare routière centrale, palais présidentiel à une cinquantaine de mètres, quartier général de l'OCRB (Office Central de Répression du Banditisme AKA la police AKA Les macs du coin), des centaines de commerces, l'immeuble résidentiel le plus haut de la ville avec 6 étages et un ascenseur que seul un fou furieux aurait le courage de prendre. C'est en réalité un rond point, d'une cinquantaine de mètres de diamètre avec un guise de terre plein central un drapeau dressé sur une fontaine (Hors service bien évidemment) et un monument sur lequel est inscrit la devise nationale "Unité, Dignité, Travail" qui est en contradiction totale avec la réalité du terrain.
Puis, quelques secondes plus tard, les voilà arrivés sur une route qui longe un fleuve nommé Oubangui par les Banguissois et fleuve Congo par les Congolais. Une grande illustration de l'unité inter-ethnique en Afrique, même pour de la merde.
Ils passent devant une caserne militaire, puis là Bertrand voit quelque chose qu'il reconnait: un drapeau tricolore. L'ambassade de France, située le long du fleuve est une chose gigantesque. Grillage épais, barbelés, antenne radio basse fréquence intercontinentale, paraboles, vitres blindées et l'indispensable camion militaire contenant une vingtaine de commandos du 13ème Régiment des Dragons Parachutistes.
Un vestige d'une ère coloniale qui n'est terminée que sur papier. Ici, la France est partout et bien que peu osent l'admettre en public, heureusement qu'elle l'est...
L'état major des armées françaises a estimé que pour contrôler le pays dans son intégralité, il ne lui faudrait que 150 troupes, quelques blindés et avions de chasse et un poignée d'hélicoptères de combat.
Puis, quelques secondes plus tard, les voilà arrivés au Sofitel.
Il fut un temps où l'immense bâtiment arborant fièrement le nom d'une chaîne d'hôtel de luxe représentait la puissance économique du pays. Les temps ont bien changé, auparavant il avait fière allure, maintenant il ne ressemble qu'à un amas de béton délabré. Bertrand regarde perplexe, peut être est-ce mieux de l'intérieur.
Le taxi s'arrête à côté d'un ancien modèle de 4x4 Mercedes gris métallisé, son conducteur est un homme d'une quarantaine d'années. Il observe Bertrand du coin de l'œil et envoie discrètement un message sur son téléphone. L'homme s'appelle Léopold Ouambassi, il est lieutenant à l'Office Central de la Sécurité Intérieure (OCSI), les barbouzes. Aujourd'hui ce qui l'intéresse, c'est Bertrand et ce qu'il vient faire ici, à qui il parle, où il va. Il est inutile d'essayer de leur échapper, les hommes de l'OCSI ont des yeux et des oreilles partout: ils sont omniscients.
Mais Bertrand n'a rien à craindre pour l'instant, d'ailleurs, il ne l'a même pas remarqué. En effet il est en train de négocier le tarif de la course qu'il a eu le malheur de ne pas imposer à l'aéroport. Le chauffeur lui réclame 25 euros, lui propose 5 euros. Le chauffeur crie au scandale, lui raconte un mensonge comme quoi sa femme et ses 10 enfants n'ont rien à manger et qu'ils comptent sur lui pour les nourrir. Bertrand cède, il est fatigué, affamé et a oublié de prendre sa pilule de Lariam un médicament préventif contre la Malaria.
Le Lieutenant a le sourire aux lèvres, un sourire sournois. "Un ptit Baptou comme lui va pas faire long feu ici" se dit il. Son téléphone sonne et il répond.
Bertrand ne remarque pas le 4x4 Mercedes démarrer derrière lui.
A l'intérieur du lobby, c'est la consternation. Bertrand regarde autour de lui et ne s'imagine pas un instant être dans un 4 étoiles, mais plus dans un squat de la région parisienne. Le hall est vide et il entend une musique locale sortir des hauts parleurs d'une radio qui ne connait manifestement pas le son stéréo. Il s'approche de la réception et voit un Centrafricain au visage hagard:
"Euh.. bonjour, j'ai une réservation au nom de Pok, dit il
- Ah oui monsieur tout à fait, tout à fait, la chambre présidentielle deluxe! Très bon choix! s'exclame le réceptionniste qui quelques minutes auparavant était plongé dans une profonde sieste. Je vais avoir besoin de votre passeport monsieur, la chambre a déjà été réglée ne vous en faites pas."
Il lui tend le document et l'employé contemple admirativement les pages comme s'il s'agissait d'une reliure inédite d'un auteur Français de la renaissance.
Les quelques minutes de frayeur incontrôlable dans l'ascenseur étant passées, le réceptionniste le laisse dans sa chambre du 4ème étage.
Il ne prête aucune attention ni au piteux état du mobilier et des murs dont des morceaux de taille assez conséquente semblent manquer, ni à la salle de bain qu'une personne ayant quelques notions d'hygiène de base éviterait.
La seule chose qu'il a l'intention de faire c'est dormir, mais d'abord sa il doit appeler une certaine Chloé Morisaé, son amour. Ce n'est qu'à la huitième tentative que Télécel, l'opérateur local, décide qu'ils vont l'autoriser à contacter la métropole.
"Allô Bertrand..? répond Chloé, la nervosité palpable dans la voix. Oh chéri, tu vas bien, t'es bien arrivé?
- Euh ouais... C'est euh... funky le pays... écoute Chloé, je peux pas tellement te parler, la batterie du téléphone est morte et j'ai pas de prise dans la chambre, je peux te rappeler ce soir?
- Bien sûr mon amour... Je suis tellement inquiète pour toi, papa m'a raconté des choses sur ce pays hier soir, ça me ronge. En tout cas, prends soin de toi, ne bois pas l'eau du robinet et si jamais tu décides de faire une connerie, mets une capote je t'en supplie!
- Dis pas de conneries chérie! s'exclame Bertrand, clairement énervé et insulté que sa compagne puisse penser cela de lui. Tu me prends pour qui?!
- Je sais, je sais... Je dis cela comme ça, je préfère être sûre. Bon, je te laisse, ma mère est en double appel, je t'aime
- Moi aussi je t'ai... Il n'a pas le temps de terminer sa phrase, Chloé a déjà raccroché."
Il s'assied au bout du lit et commence à remarquer les caractéristiques "luxueuses" de sa chambre, il soupire, enlève ses lunettes et se frotte les yeux mort de fatigue et de faim.
Il n'a pas confiance en la nourriture du Room Service ce qui tombe bien, il n'y en a pas.
Il a un rendez vous avec son directeur dans quelques heures, il se dit qu'il ferait mieux de profiter et de faire une longue sieste.
La faim le ronge encore de l'intérieur.
Et là, c'est une première depuis qu'il est arrivé, il a le sourire aux lèvres et un regard malicieux porté dans le vide.
Il ouvre le sac en bandoulière contenant son ordinateur et observe avec désir son contenu...
Deux canettes de Coca Light, et un paquet en carton d'une trentaine d'Oreos.
Ca va chier, se dit il.
Malheureusement pour lui, il ne sait pas encore à quel point cela va chier, car dans quelques heures, Bertrand va se retrouver nez à nez avec un homme qui aura son revolver braqué sur sa tempe.
Mais ce n'est pas tout de suite, là, Bertrand mange et boit. Un heureux répit. Son dernier.
A paraître: Bertrand à Bangui - Chutes de Boali