Avez-vous remarqué cette sale manie qu’ont les vacances d’avoir une fin ? Celles de l’été 2002 n’ont malheureusement pas échappé à la règle, mais ça m’a heureusement mis un peu de baume au cœur de ne pas avoir à retourner dans ce collège pourri où j’ai passé les pires années de ma vie, pris en sandwich entre des « camarades » qui s’étaient juré de me rendre malheureux et des aînés, au mieux, indifférents à mon sort…
Pourtant, tout ne s’annonçait pas sous les meilleurs auspices puisque c’était ma première rentrée depuis cinq ans sous un gouvernement de droite : les Français qui avaient désavoué Jospin parce qu’il n’était pas assez de gauche n’allaient pas être longs à se rappeler ce qu’était la droite ! Raffarin, à Matignon, dirigeait une clique de casseurs à la botte du Medef qui allaient saccager les conquêtes de 1945, ce qui ne l’empêchait pas de rester populaire ! Si on peut comparer, la côte de Hollande s’est effondrée en moins de temps pour moins que ça ! Autant dire qu’une fois passé le soulagement d’avoir renvoyé Le Pen dans son bunker, le réveil fut pour le moins brutal pour les gens de ma génération : mais ce qui fut surtout brutal, ce fut la politique menée par le ministre de l’intérieur, un certain Nicolas Sarkozy. Cette année-là, celui qui n’avait été jusqu’alors que le caniche de Balladur se révéla un rottweiler enragé visiblement pressé, sous prétexte de lutte conte une insécurité qui n’existait que dans le JT de Jean-Pierre Pernault, de réduire en miettes les libertés et d’instaurer l’état policier ; beaucoup de jeunes eurent le sentiment, à juste titre, de s’être mobilisés contre Le Pen pour en arriver à ce que ses idées soient tout de même appliquées au bout du compte ! Dire qu’on l’avait mauvaise était encore en-dessous de la réalité : Sarkozy était devenu en peu de temps la bête noire des jeunes, le symbole vivant de tout ce qu’on refusait ! Chirac aurait sûrement gagné à essayer de former, quitte à ce que ça se casse la gueule six mois plus tard, un gouvernement d’union nationale accueillant touts les forces politiques qui s’étaient mobilisées contre le fascisme, mais n’est pas De Gaulle qui veut et, de toute façon, c’était probablement sa vieille dragonne qui prenait toutes les décisions…
C’est donc dans ce contexte de désenchantement généralisé que chaque vendredi soir, en regardant la quotidienne que tenait Ruquier à l’époque sur la deux, je retrouvais les dessins de la bande à Charlie – Ruquier est sans doute un des derniers, à la télévision française, à donner encore au dessin de presse un peu de l’importance qu’il mérite, même si ça reste très en-deçà de ce que faisait jadis un certain Polac… Je ne pouvais qu’admirer à sa juste mesure le talent et le culot de tous ces dessinateurs et l’envie d’aller acheter ce journal me démangeait, d’autant qu’ils me vengeaient joliment de cet affreux nabot qui transformait la France en prison à ciel ouvert et criminalisait la misère ; mais je n’ai pas osé tout de suite passer à l’acte, moins par peur de ce que j’allais y découvrir que par peur de ce que mes parents allaient me dire ; je n’osais même pas leur demander la permission, craignant d’essuyer un refus auquel je n’aurais rien trouvé à redire. Et puis un jour, j’ai sauté le pas : qu’est-ce qui m’avait motivé ? Ruquier avait-il montré « le » dessin qui avait exploser tous mes scrupules (je me souviens d’un dessin de Bernar représentant Sarkozy présentant un panier à salade au salon de l’auto) ? Est-ce que j’avais été excédé par une énième déclaration du rottweiler enragé ? Toujours est-il que profitant d’une sortie (à la médiathèque, peut-être ?), j’ai fait un crochet par la maison de la presse et je me suis acheté un exemplaire d’un numéro avec une couverture légendée « petit avec de grandes oreilles » qui m’a marqué : déjà, Luz y avait dessiné Sarkozy d’une manière qui m’impressionnait beaucoup : un minuscule corps rabougri sur lequel reposait une grosse tête avec deux grands yeux cruels et un sourire arrogant qui n’en finissait pas, prêt à mordre ! Les mots « fourbe » et « cruel » semblaient écrits dessus ! Je crois que personne n’a réussi à faire un Sarkozy à aussi grotesque et inquiétant à la fois, pas même Cabu qui avait donné à sa chevelure une forme de cornes ! Et puis la trouvaille était géniale : remplacer les oreilles décollées du ministre de l’intérieur par des pistolets ! J’avais tout de suite compris que j’avais trouvé la soupape qui allait m’aider à me sentir moins seul face au sarkozisme naissant.
Mais le bénéfice de ce premier achat ne s’arrêtait pas là : en le feuilletant, je découvrais que l’équipe du journal ne se bornait pas à faire des variations sur « Sarkozy, salaud ! » et dégueulait vraiment sur TOUT, c’est-à-dire même sur ce dont je n’aurais jamais songé à me moquer, par exemple le salon de l’auto ! Non pas que je jugeais que c’était sacré, mais je m’en foutais, je ne me rendais pas compte à quel point cette festivité était d’une connerie à rougir, qu’elle exaltait ce qu’il faudrait plutôt condamner, à savoir la voiture individuelle, l’une des productions les plus connes et les plus nuisibles de notre civilisation ! Avant de lire ce numéro, ça ne me serait jamais venu à l’esprit de traiter les constructeurs de « lobby du diesel » ! Le caractère scandaleux de l’affiche du salon, qui représentait la ville de Paris marquée du sceau de la bagnole comme un bœuf marqué au fer rouge ne me serait jamais apparu ! Je me souviens notamment d’un dessin d’Honoré représentant « l’affiche à laquelle vous avez échappé » : un cerveau marqué du sceau de la bagnole ! Et que dire du crobard de Riss annonçant « enfin un modèle d’humain adapté à la bagnole » avec un conducteur dont les intestins avaient une forme de voiture ! Au fil des pages, grâce à Charb, Cavanna, Wolinski, Gébé, Siné et tous les autres, je me prenais en pleine gueule une lucidité et une audace que je n’aurais jamais pu soupçonner si je m’étais contenté des dessinateurs que publiait la presse quotidienne, nationale ou régionale ! Ce ne fut évidemment pas sans conséquence sur ma vie : tout d’abord, je commençai à me méfier non seulement du gouvernement mais aussi des consensus et des unanimismes, je décidai d’y regarder à deux fois avant de hurler avec les loups sur un sujet quelconque. Jusqu’à présent, j’avais érigé mes « camarades » de collège en contre-modèles à n’imiter à aucun prix : j’étendis désormais ce parti pris à la quasi-totalité de la société française, celle qui avait voté Chirac ou Le Pen, qui regardait assidument TF1 et qui applaudissait béatement aux mesures liberticides de Raffakozy et Sarkorin, d’autant que dans la même période, je découvris les chansons de Renaud et notamment le fameux « Hexagone » ; j’étais déjà devenu footophobe, je devins, plus largement, anti-beauf – c’est dire si Cabu était déjà pour moi plus qu’un simple maître à dessiner…
Mais cet éveil à la conscience politique et sociale ne fut pas le seul effet bénéfique de la découverte de Charlie : puisque je découvrais qu’il était permis de dessiner des horreurs pleines de sexe et de violence, sous réserve qu’elle dénonçaient un état de faits effectivement intolérable, et qu’on pouvait même être grossier, à la limite de l’insulte, alors je décidait d’y aller à fond dans mes dessins, jusqu’alors assez sages, âge tendre oblige. Ce fut un véritable dépucelage intellectuel ! Déjà à l’époque, je dessinais abondamment, ce qui attira l’attention de mes nouveaux camarades de lycée mais, contrairement aux collégiens qui avaient tendance à mépriser tout ce qui ressemble de près ou de loin à un artiste, les lycéens étaient plutôt du genre à faire montre d’admiration envers un quidam qui savait à peu près manier le crayon – mes dessins de l’époque n’étaient pourtant pas terribles en comparaison de ce que je fais maintenant, déjà qu’encore aujourd’hui je ne suis pas sûr d’être au point… Bon, il y en avait bien quelques-uns et quelques-unes qui riaient plutôt jaune face à mes ignominies, mais la majorité accueillit plutôt favorablement toutes ces horreurs : ils traversaient comme moi cette période d’exubérance qu’est la puberté, rire avec des saloperies n’était pas pour leur déplaire, surtout si c’était aux dépends de ces repoussoirs qu’étaient déjà devenus Chirac, Raffarin, Sarkozy et toute la clique. Un grand changement s’était donc produit : pour la première fois dans ma scolarité j’étais apprécié et même respecté ! Et je le devais en partie à Charlie Hebdo…
Pour la petite histoire, au bout de trois ou quatre numéros, je me décidai enfin à avouer à mes parents que je lisais Charlie, ce que ma mère, qui lisait Hara-Kiri dans sa jeunesse (je l’ignorais auparavant), accueillit avec bienveillance ; ainsi commença près d’une décennie de fidélité envers un hebdo pas comme les autres…
À suivre…
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