Magazine Humeur

La bibliothèque du professeur Blequin (16)

Publié le 16 décembre 2015 par Legraoully @LeGraoullyOff

En ce moment, il ne faut plus me parler de politique ; d’où cette nouvelle rubrique littéraire, mais n’espérez pas y trouver le dernier livre à la mode à offrir impérativement pour Noël : je reste fidèle à mon parti pris de ne parler que de ce que j’ai lu avec plaisir ou, au moins, avec intérêt, point.

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Jean Tabary, Grabadu et Gabaliouchtou l’intégrale, Tabary, 2001 : « Une tache dans l’œuvre de Tabary » proclame la quatrième de couverture ; disons plutôt une facette très particulière du talent du créateur de Totoche et d’Iznogoud dont le penchant pour l’absurde et le cynisme, déjà sensibles dans Corrine et Jeannot (saluons au passage l’équipe de Super Pif) sont carrément assumées à ciel ouvert, sans s’imposer aucune limite, qui plus est avec un graphisme totalement décomplexé, dans les histoires surréalistes des « deux héros les plus cons de la BD » pour reprendre l’expression de Gotlib. Impossible de résumer de façon satisfaisante ces récits délibérément stupides qui nous font passer alternativement de la consternation devant la bêtise proprement insondable des deux personnages éponymes à l’incrédulité face aux délires purs que constituent les scénarios ; en fait, Tabary s’y révèle un précurseur de Mandryka, dont le concombre masqué apparait, en comparaison, presque sage, voire même de Charlie Schlingo qui, une dizaine d’années après la publication de ces pages dans Vaillant, allait à son tour devenir le spécialiste des bandes dessinées à l’action nulle, aux personnages crétins et au dessin faussement bâclé et enfantin. Qui aurait pu penser, dans les années 1960, qu’avec ce simple travail de commande exécuté pour boucher un trou dans les pages de Vaillant, Tabary ouvrait en fait la brèche dans laquelle tant d’auteurs de BD allaient ensuite s’engouffrer ? On comprend mieux pourquoi Gotlib a préfacé l’ouvrage : l’auteur de la Rubrique-à-brac avait lui aussi une dette envers Grabadu et Gabaliouchtou

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Albert Algoud, Le Haddock illustré, l’intégrale des jurons du capitaine, Casterman, 1991 : Je ne veux donner un coup de vieux à personne, mais ça va faire bientôt 25 ans que ce livre est sorti ; ceci explique peut-être le sentiment, à le lire aujourd’hui, que ce petit dictionnaire, qui n’en reste pas moins LA référence majeure sur le vocabulaire coloré du vieil ami de Tintin, mériterait d’être repris et augmenté. Il faudrait d’abord, avant de proclamer l’exhaustivité affirmée par l’usage du terme « intégrale », s’entendre sur la définition de la notion même de « juron » : quand Haddock traite le docteur Müller de « voleur d’enfants » au moment où cette crapule enlève justement Abdallah, est-ce réellement une insulte ? Et quand il traite Allan Thompson de « bandit » ? N’est-ce pas plutôt, dans ces deux exemples, un constat parfaitement terre à terre, que Tintin aurait pu formuler lui-même, et qui ne gagne son statut de juron qu’en étant noyé dans la masse des autres invectives, plus imaginatives, que lance le vieux marin à ces fripouilles ? Et si ces termes méritent d’être repris et définis dans ce dictionnaire, pourquoi n’en va-t-il pas de même pour « animal », que Haddock ne cesse d’employer à l’endroit de Séraphin Lampion ? Autre limite, toutes les insultes ne sont pas remises dans leur contexte : si ça se justifie pour un terme fréquemment employé au point d’être entré dans la légende, comme « bachi-bouzouk », il semble que les hapax, c’est-à-dire les jurons qui n’apparaissent qu’une fois dans les aventures de Tintin, auraient mérité cette recontextualisation ; la définition de « inca de carnaval » est un des morceaux de bravoure du livre, mais pourquoi Albert Algoud a-t-il été soudain plus timoré concernant « Vercingétorix de carnaval » ? Une telle expression aurait mérité que l’on rappelle que le capitaine s’adressait alors aux Dupondt, assimilant leur zizanie capillaire à celle du fameux chef gaulois en leur niant la vaillance et la noblesse associée au nom de ce hardi combattant. Une éventuelle augmentation de l’ouvrage relève malheureusement du beau rêve depuis qu’Albert Algoud a été rayé de la liste des auteurs agrées par les héritiers d’Hergé ; tant pis pour les réserves que l’on peut émettre, cela n’enlève rien à l’intérêt de l’ouvrage ni au mérite de l’auteur qui a amplement déblayé un terrain sur lequel peuvent s’engager d’autres tintinologues.

Hergé vu par votre serviteur.
Hergé vu par votre serviteur.

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Serge Carrère et Fabcaro, Achille Talon est un homme moderne, Dargaud, 2014 : Quand un grand classique de la bande dessinée est repris par d’autres auteurs, il se produit le plus souvent ceci : on est dans un premier temps séduit par le graphisme qui rappelle à s’y méprendre ce à quoi le créateur avait habitué son public, et puis, une fois ouvert l’album, on est déçu par un scénario qui n’est absolument pas à la hauteur. Dans le cas de la reprise d’Achille Talon par Carrère et Fabcaro, c’est l’inverse : le style graphique, très imprégné de la patte de Franquin, ne rappelle qu’à grand’ peine l’univers de Greg, mais les scénarios, en revanche, consacrent Fabcaro comme un digne héritier, au même titre que Jean-Yves Ferri, des grands humoristes de ‘l’âge d’or » de la BD, avec ce savant mélange de satire grinçante et de plaisanterie bonne enfant qui faisait tout le sel des aventures de ce cher Achille dans les années 1960. Je n’ai pas encore lu le deuxième tome des exploits modernes de Talon, mais je suis sorti du premier avec un apriori plutôt positif : on sent que si le scénariste s’amuse à animer Achille dans une époque qui le dépasse, il se sert aussi des bêtises du gros bourgeois pompeux pour mettre en évidence la bêtise (au singulier) de notre époque.

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Albert Camus, Journaux de voyage, Gallimard, 1978 : Solidement attaché au soleil de son Algérie natale et profondément fidèle au milieu populaire qui l’a vu naître, on ne peut pas dire que Camus soit un écrivain voyageur ou mondain. Les deux voyages en question dans ce livre sont en effet des séjours triés sur le volet, organisés par de braves gens désireux d’écouter un intellectuel de renommée internationale, lequel ne se laisse à aucun moment griser par la gloire et ne nous laisse à aucun moment croire qu’il est fier de son statut : à aucun moment il ne tombe dans le piège de l’exotisme, le gigantisme des États-Unis le laisse froid et, en Amérique du Sud, rien ne peut lui faire oublier le triste spectacle de la misère humaine, l’amenant à écrire notamment ceci : « le Brésil avec sa mince armature moderne plaquée sur cet immense continent grouillant de forces naturelles et primitives me fait penser à un building, rongé de plus en plus avant par d’invisibles termites. Un jour le building s’écroulera et tout un peuple grouillant, noir, rouge et jaune, se répandra sur la surface du continent, masqué et muni de lances, pour la danse de la victoire ». Camus n’a vu du nouveau monde que ce que ses hôtes lui ont permis de voir : il en a vu cependant assez pour ne pas être dupe de la fascination qu’exercent les États-Unis ni être aveugle face à la réalité de la misère dans le Sud, laquelle déborde inévitablement du paravent derrière lequel on essaie, encore aujourd’hui, de la cacher.

Camus par votre serviteur
Camus par votre serviteur

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Amélie Nothomb, Péplum, Albin Michel, 1996 : Et si l’éruption du Vésuve qui avait enseveli Pompéi avait été sciemment provoquée par les scientifiques du futur afin d’avoir un instantané de choix sur la vie quotidienne au Ier siècle avant notre ère ? Cette hypothèse est apparemment absurde ; apparemment seulement car, en fait, ce qui est fondamentalement absurde, c’est-à-dire insensé, illogique et injuste à nos yeux humains, ce n’est pas que Pompéi ait pu être figée au moment de sa splendeur mais que tant d’autres chefs-d’œuvre du génie humain, eux, aient été anéantis ! À tout prendre, il aurait été plus logique, suivant nos critères, que la pérennité dont Pompéi a bénéficié eût échu à toutes les villes, tous les œuvres et tous les manuscrits qui ont été bel et bien perdus à jamais au grand dam des chercheurs modernes ! L’éruption du Vésuve qui a enseveli Pompéi et l’a figée dans sa fleur aurait donc permis d’accomplir enfin, sur une échelle réduite, ce à quoi aspire, consciemment ou inconsciemment, tout homme, à savoir l’adéquation absolue de la réalité aux catégories de la logique, mais cette mise en adéquation s’est faite au prix de la mort de bien des innocents, de sorte qu’au final, ce dont il est question dans ce roman, peut-être le plus déroutant dans toute l’œuvre d’Amélie Nothomb, c’est tout bonnement du combat contre la tentation d’une vie régie uniquement par l’exigence logique, n’accordant aucune place au hasard et à la fantaisie. À travers la figure de Celsius, l’interlocuteur de la romancière (qui se définit elle-même comme étant avant tout dialoguiste), montre que ce fantasme, non content d’être monstrueux, est aussi voué à l’échec puisque, quoi qu’on fasse, les sentiments passionnés, contre lesquels la raison ne peut rien, se manifesteront tôt ou tard dans une vie d’homme et tiendront la logique en échec. Le « péplum » qui donne son titre au roman, ce n’est donc pas seulement l’habit dont l’alter ego de papier d’Amélie Nothomb est vêtue, ce n’est même simplement une allusion à l’Antiquité romaine qui donne son point de départ à l’intrigue, mais bien le genre auquel s’apparente l’histoire car, par la grâce du génie du dialogue qui caractérise l’auteur, le combat contre la tentation du logicisme strict n’a rien à envier, en terme de violence, à celui que mèneraient des gladiateurs voire toute une troupe de légionnaires.

Amélie Nothomb vue par votre serviteur.
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