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Votre nouvelle de Noël : Au village, sans prétention…

Publié le 24 décembre 2015 par Legraoully @LeGraoullyOff

Longtemps je me suis couché de bonne heure. C’est pas que je sois attaché à une vieille morale desséchée du type « L’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt » et toutes ces conneries : il y a longtemps que j’ai compris que l’avenir appartenait à ceux qui faisaient se lever tôt les autres. Il se trouve seulement que je n’a jamais été un oiseau de nuit. Veiller jusqu’à pas d’heure pour faire la bringue et boire des coups n’a jamais été mon truc. C’est dire si la naissance de mon petit Léo n’a pas bouleversé outre mesure mon train de vie ; mes copains m’avaient rabâché qu’avoir un gosse, c’était la fin de l’insouciance, mais comme je n’avais jamais été insouciant… Honnêtement, je ne peux pas dire que mon petit garçon m’avait donné beaucoup de soucis jusqu’à présent : plutôt calme, souriant, éveillé, obéissant, il semblait attendre l’adolescence pour me créer des soucis. Globalement, sans aller jusqu’à dire que j’avais une vie de rêve je n’étais pas malheureux : d’accord, avec le salaire de ma femme au Super U et moi au chômage depuis trois ans, on avait parfois du mal à joindre les deux bouts, mais l’un dans l’autre, on s’en sortait, on avait tout ce qu’il fallait pour être bien et Léo ne se plaignait jamais.

C’est donc dire si je ne m’attendais pas à ça ; je m’attendais encore moins à être convoqué par le dirlo de l’école maternelle. Dans une semaine, c’était Noël, mais j’avais bien du mal à être dans l’ambiance pendant que je marchais vers l’école : déjà, par la grâce du réchauffement climatique, il faisait douze degrés en plein mois de décembre ! Moi qui ai toujours eu horreur du soleil d’hiver et des atmosphères tiédasses, j’étais gâté ! Ce temps m’échauffait les oreilles au sens propre comme au sens figuré : je pouvais pester à mon aise, je n’y étais pour rien vu que je n’avais pas les moyens de m’acheter une voiture, ce que je déplorais presque pour la première fois de ma vie vu qu’en bagnole, je n’aurais pas eu besoin de raser les murs et de baisser la tête pour éviter les regards mauvais que me lançaient tous les passants ; encore qu’ils m’auraient peut-être bousillé mon auto, tant j’étais désormais pour eux l’intrus, le mécréant. Je réalisais que je n’avais jamais vraiment compris, jusqu’alors, « la mauvais réputation » de Brassens. Toujours est-il que je ne pouvais même pas lever le nez et profiter des décorations dont la ville était ornée, ce qui m’éloignait d’autant plus de l’ambiance.

Avec tout ça, impossible d’arriver de bonne humeur, même en faisant semblant, à la convocation du directeur ; arrivé sur place, je trouvai la cour de l’école, vide de toute présence humaine, presque aussi sinistre qu’un cimetière abandonné. S’il y avait eu un témoin quelconque, il aurait pris une photo de moi et l’aurait revendue aux éditions Larousse pour illustrer la définition des mots « lassitude » et « résignation »… Ponctuel par principe, je frappai à l’huis du dirlo exactement à l’heure prévue ; « entrez », me lança-t-il, de derrière la porte, avec une voix de document administratif, une voix qui me parut presque chaleureuse en comparaison du regard qu’il posait sur moi : un concentré de ce que tout le quartier éprouvait désormais pour moi, un regard d’inquisiteur aux abois bien décidé à arracher une abjuration à un hérétique. J’en arrivais à regretter les rendez-vous avec mon banquier. « Monsieur Bucquoy » dit-il en guise de salut ; « asseyez-vous », poursuivit-il sans ajouter un quelconque « je vous prie ». À sa décharge, ce n’était pas avec ma gueule de carême que je pouvais lui donner l’envie de faire semblant d’être content de me voir : j’aurais mieux fait de déchirer le message qu’il avait remis à mon attention à Léo.

« Je suppose que vous savez pourquoi je vous ai convoqué, commença-t-il.

– À vrai dire, non, répondis-je, je l’ignore complètement.

– Allons, ne faites pas l’innocent, ça fait des jours que tout le quartier ne parle que de ça.

– Ce n’est pas un motif valable pour convoquer un parent d’élève.

– Ça, ce n’est pas à vous d’en décider. Votre épouse n’est pas avec vous ?

– Je ne suis pas marié » Il fronça aussitôt le sourcil. Je n’aurais pas dû répondre ça : ça n’a fait qu’aggraver mon cas aux yeux de ce fonctionnaire dont le boulot serait mille fois plus simple si tous les gosses pouvaient avoir un papa et une maman mariés en bonne et due forme.

« Léo a bien une mère, reprit-il ?

– Oui, mais nous ne sommes pas mariés, nous vivons ensemble, c’est tout.

– Bon, ça ne me regarde pas… Elle n’est pas avec vous ?

– Ben non, elle travaille, elle. » Sa mine fut encore plus sévère : il a dû croire que j’avais dit ça pour lui ; pourtant, je voulais seulement souligner que, contrairement à moi, elle n’était pas au chômage. Décidément, je n’étais pas doué pour les conversations.

« Bon. Monsieur Bucquoy, vous ne pouvez pas ne pas savoir ce qui s’est passé avec votre petit Léo…

– Oui, je sais : c’était la première fois qu’il rentrait en larmes de l’école, c’était aussi la première fois qu’il s’y faisait engueuler. Qu’est-ce qui s’est passé, au juste ?

– Vous ne savez pas ?

– Il m’a raconté, mais bon, il n’a que trois ans… Et vu que les autres parents d’élèves ne veulent plus me parler…

– Bon. Voilà les faits : comme c’est bientôt Noël, sa maîtresse a proposé aux enfants de dessiner le…

– Oui, ça, je sais, mais après ?

– Ne m’interrompez pas, voulez-vous. Et bien à peine la maîtresse a-t-il dit le nom que Léo a demandé qui c’était !

– Elle n’avait qu’à lui répondre, elle est là pour l’instruire, non ?

– Non, monsieur, cette question-là, c’était à vous de vous en occuper !

– Ben voyons !

– Dans un premier temps, tous ses camarades ont ri. La maîtresse, elle ne savait pas quoi répondre, c’était la première fois qu’elle était devant ce cas de figure.

– C’est à se demander ce qu’on leur apprend à l’ESPé !

– N’ironisez pas, elles font un dur métier ! Toujours est-il que, désarçonnée, elle lui a dit « Comment, tes parents ne t’y font pas croire ? »

– Et elle a introduit le doute dans l’esprit des chers petits, j’ai compris.

– Vous prenez ça à la légère, monsieur Bucquoy : ils étaient tous en larmes ! La maîtresse a eu un mal de chien à rétablir le calme ! Depuis ce jour, j’ai reçu quinze plaintes de parents d’élèves !

– Bon, et en quoi ça me concerne ? Tout est de la faute de l’instit qui a commis une maladresse, après tout ! Mais bon, vous n’allez pas la sanctionner, ça n’en vaut pas la peine…

– Il est hors de question la sanctionner : c’est vous qui avez manqué à votre devoir de père ! » Je ne répliquai pas ; l’énormité de ce qu’il venait de proférer était telle que ça n’appelait aucune réponse ; je n’allais pas lui énumérer tout ce dont je m’étais privé pour assurer le bien-être de mon fils, ça n’aurait eu aucun effet. Il était question de foi, c’était trop grave pour faire intervenir des questions bassement matérielles ; trop grave à ses yeux, bien sûr : pour ma part, je trouvais ça débile, mais il était bien évident que mes arguments n’auraient pas eu plus d’effet sur lui qu’une piqûre sur une jambe de bois. Tout à coup, je vis à quel point l’inquisiteur était grotesque, tant il était infantile et bouffi de certitudes ; ça n’enlevait rien au fait que j’aurais préféré être chez moi, mais ça rendait l’épreuve un peu moins pénible. J’attendis quelques secondes qu’il me sortît un argument, sinon valable, qui pouvait au moins me fournir l’occasion d’une réponse intéressante. Il me tendit la perche en me lançant : « Vous imaginez si vos parents vous avaient fait la même chose quand vous étiez enfant ?

– Et bien justement, monsieur, commençai-je, ragaillardi : si mes parents avaient fait pareil, j’aurais sûrement passé de plus beaux Noëls pendant mon enfance ! Chaque année, j’étais tellement anxieux que je ne profitais jamais du réveillon, je n’arrivais pas à digérer le repas, j’avais trop hâte au lendemain matin ! Et quand le moment attendu était enfin arrivé, je déballais avec un tel empressement que l’affaire était expédiée en quelques minutes ! Vachement glamour, n’est-ce pas ! Quand j’ai eu quatorze ans, mes parents ont enfin mis fin à cette comédie : on a commencé à s’échanger les cadeaux le soir même du 24 tout en prenant l’apéritif ; je réalisai alors que le mythe m’avait plus embarrassé qu’autre chose. Je n’en ai pas voulu à mes parents de m’avoir menti, mais je me suis quand même demandé pourquoi ils m’ont caché pendant tout ce temps que c’étaient eux qui me prouvaient leur amour… Bref, j’avais enfin trouvé une façon sympa de marquer le coup, alors j’ai continué avec ma femme et mon fils, c’est tout. Et Léo n’est pas malheureux.

– Enfin, quand même… Dans ces conditions, les cadeaux n’ont pas plus de valeur que ceux que vous lui faites le reste de l’année…

– Parce que vous croyez que j’ai les moyens de lui faire des cadeaux toute l’année ? Il n’y a qu’à son anniversaire et à Noël qu’il en reçoit !

– Et… Et il ne réclame jamais, quand vous l’emmenez avec vous faire les courses ?

– Je ne l’emmène jamais avec moi quand je fais les courses : je m’arrange pour y aller quand il est en classe. » Mine de rien, ça lui a cloué le bec pendant quelques secondes. J’ai bien senti qu’il avait compris qu’il ne pouvait pas me faire le coup de la magie de Noël et tout le tralala… Alors il m’a sorti les arguments des psychanalystes ; j’ai eu du mal à me retenir de bâiller, les théories de ce vieil obsédé de Freud m’ayant toujours profondément barbé : j’avais effectivement lu des articles où certains des héritiers de la vieille baderne autrichienne soulignaient la nécessité du mythe pour aider les enfants à se construire, mais ça ne m’a jamais convaincu. Quand le dirlo mit un terme à son laïus digne d’un élève de terminale, je ne pris même pas la peine de contre-argumenter : j’aurais pu lui dire qu’il n’y a pas que ce mythe dans la vie, qu’un gosse peut très bien se construire de dix mille autres façons, mais je préférai lui opposer une remarque de bon sens, mobilisant à cet effet toutes les réserves d’amabilité qui me restaient : « Écoutez, monsieur le directeur, je comprends ce que vous voulez dire, mais… J’ai envie de vous dire : c’est trop tard ! Le mal est fait ! Léo n’y croit pas, il n’y croit pas ! Ce n’est pas maintenant que je vais changer ça ! Il n’a que trois ans mais il est intelligent : si j’essaie de le lui faire croire maintenant, il ne me prendra pas au sérieux et mon autorité de père va en prendre un coup ! »

Cette dernière parole lui fit l’effet d’une massue : il était bien obligé d’admettre que je n’étais pas un père indigne comme il voulait m’en persuader. Ça l’aurait bien arrangé que je sois un père irresponsable, il aurait eu un bouc émissaire tout trouvé à livrer à la vindicte des parents d’élèves qui lui avaient envoyé toutes ces plaintes. En même temps, ces derniers savaient déjà très bien me détester sans que le directeur de l’école leur en donne l’ordre… Celui-ci reprit en main ce qu’il lui restait de contenance pour me répondre, pas fier : « Hum… Quand même, vous auriez pu réfléchir aux conséquences de votre choix…

– Peut-être… Et alors, qu’est-ce que vous allez me faire ? Il n’y a aucune loi, aucun règlement qui vous donne le droit de porter plainte contre moi, que je sache ?

– Bien sûr que non, mais certains parents d’élèves parlent déjà de traîner l’école en justice.

– Je promets de témoigner en votre faveur, dis-je pour le tranquilliser. Et puis vous voyez d’ici un tribunal donner raison à quelqu’un pour un motif aussi ridicule ? Avec un peu de chance, tout sera oublié après les fêtes !

– Je l’espère… Mais vous, de votre côté, ne vous étonnez pas qu’on vous regarde de travers dans la rue !

– J’ai déjà eu l’occasion de m’y faire, figurez-vous ! »

On a échangé quelques banalités pendant un quart d’heures jusqu’à ce qu’il me relâche enfin, me regardant désormais comme une bête curieuse qu’il était presque soulagé de voir partir. Je n’étais pas mécontent de sortir, quitte à devoir affronter encore une fois les regards et les messes basses des braves gens. Je me consolais en pensant au sourire que me fera bientôt Léo quand je lui donnerai ses cadeaux : la magie de Noël, pour moi, elle est dans sa joie et celle de sa mère ! Ils diront ce qu’ils voudront, mais je ne vois vraiment pas ce que ça lui aurait apporté, que je lui fasse croire au Père Noël…

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