Bien qu’inspiré de faits réels, le récit qui suit est une pure fiction ; toute ressemblance entre les protagonistes de l’intrigue et des personnages existant ou ayant existé serait purement fortuite et indépendante de la volonté de l’auteur.
1
Longtemps Eugénie de Soutacoët s’est couchée de bonne heure. Elle mettait un point d’honneur à respecter à la lettre le train de vie monacal et régulier qui lui avait été inculqué par ses parents et aurait préféré renier son prénom, qui lui avait été donné en hommage à la première épouse du maréchal Pétain, si elle avait osé y introduire la moindre fantaisie ; son mariage avec un officier de marine n’avait pas été de nature à bouleverser son train de vie, premièrement parce que cette union avec un descendant de la petite noblesse bretonne, voulue et décidée par les géniteurs respectifs des deux époux, n’avait eu qu’un lointain rapport avec un mariage d’amour et deuxièmement parce que le lieutenant de vaisseau Erwan de Soutacoët passait le plus clair de son temps sur mer et n’était pour ainsi dire jamais à la maison, au point d’être un quasi-étranger pour les deux enfants qu’Eugénie lui avait donnés, deux faux jumeaux, une fille appelée Jeanne et un garçon prénommé François.
Madame de Soutacoët résidait, comme de bien entendu, à Brest, le port d’attache de son mari, en sentinelle vigilante du patrimoine de la famille de ce dernier : armures, portraits, prises de guerres et autres bibelots ayant appartenu aux ancêtres du lieutenant s’entassaient dans l’appartement cossu de la rue Louis Pasteur et ne laissaient guère de place aux enfants pour se livrer à des jeux qui, de toute façon, leur étaient tous interdits par leur mère, laquelle veillait scrupuleusement à ce que leur temps se partage entre l’étude et la prière, tant et si bien qu’à huit ans, Jeanne et François n’avaient connu de l’amour maternel que les coups de règle en fer sur les doigts dès qu’ils approchaient d’un millimètre l’un des objets témoins du passé de leur lignée et les sermons les menaçant des flemmes de l’Enfer si monsieur le curé les avait pris en train de bâcler leur prière à la grand-messe ou s’ils ramenaient une note en-dessous de la moyenne à leur retour de l’école de Saint-Torquemada, l’inscription dans une école de la République n’entrant évidemment pas dans le champ du possible pour cette femme dont le vert paradis de l’enfance ne fut qu’un gris purgatoire en attendant le second purgatoire qu’est l’âge adulte. La nature de l’établissement scolaire qu’ils fréquentaient importait cependant assez peu à Jeanne et François pour qui l’école était de toute façon la seule échappatoire face à la tyrannie de leur mère : le plus sévère des instituteurs leur paraissait bien doux en comparaison de la mauvaise humeur perpétuelle de leur génitrice et, surtout, il n’y avait guère que dans la cour de récréation, en compagnie de leurs camarades, qu’ils connaissaient enfin les jeux et les ris qui font l’ordinaire des enfants de leur âge ; si cela n’avait tenu qu’à eux, ils auraient bien profité de la première occasion venue pour fuir définitivement leur haïssable mère, mais l’occasion ne vint jamais, Eugénie mettant un point d’honneur à venir chercher ses enfants à la sortie de l’école, tentant de camoufler ses habitudes de tortionnaire sous un vernis de mère responsable.
Ainsi vivait cette femme qui, n’ayant jamais connu l’amour, n’en avait pas un nanogramme à offrir à sa progéniture et encore moins à d’éventuels amis, toute marque d’affection étant évidemment perçue comme le début de la perdition ; tout au plus pouvait-elle s’honorer de quelques relations nouées au sein de la haute société locale, souvent nées de rencontres faites lors des manifestations pour l’école libre, contre l’avortement ou contre le mariage gay. Sa seule distraction consistait dans la fréquentation assidue de ces salons pompeux et compassés où chaque invité emmenait ses enfants afin de pouvoir jouer à qui avait les héritiers les mieux dressés : elle gagnait souvent, nul, si ce n’est à l’école, n’ayant jamais vu Jeanne ni François autrement que figés de terreur à l’idée qu’ils pourraient faire une bêtises sans s’en rendre compte et subir en conséquence les foudres de leur mère, laquelle restait résolument indifférente aux lazzis de la populace qui l’avaient surnommé « Miss Cul-serré 1932 ». Il n’y avait guère qu’à l’approche de Noël, en raison de la portée religieuse de l’événement, qu’Eugénie daignait lâcher légèrement la bride et offrir, au marché de Noël de la ville, sur la place de la Liberté, un tour de carrousel à ses enfants à l’occasion du Marché de Noël de la ville. Toutefois, cette année-là, les jumeaux avaient déjà huit ans et leur intérêt pour cette sortie tendait déjà à s’émousser tant elle était prévisible : le tournoiement et le mouvement ascendant-descendant des chevaux n’offrait aucune perspective réelle de surprise et, à tout prendre, la peur que leur inspirait leur mère offrait même davantage de sensations fortes. François et Jeanne savaient déjà que la magie de Noël se limiterait pour eux à cette attraction foraine dont ils n’étaient plus dupes et que leurs camarades de classe qualifiaient déjà de « bébé » : ils auraient aimé, comme tous les autres enfants, approcher les chalets garnis de petites merdes d’artisanat bidon et tirer sur le bras de leur maman pour qu’elle leur en achète plein, mais Eugénie avait hérité de ses parents une parcimonie confinant à la pingrerie la plus noire et n’autorisait même pas ses héritiers à l’appeler « maman », de sorte que le tour de manège devait être immédiatement suivi d’un retour au bercail sans réplique assorti d’une attente du 25 décembre où les chers petits se verraient offrir, comme chaque année, des récits de vies de saints et un sermon sur ce que le petit Jésus a dû endurer pour racheter les péchés des pauvres créatures. Et pourtant…
2
Pourtant, en cet après-midi du 3 décembre, un événement imprévu devait, comme dans tout bon roman de gare avec six clichés par ligne, bouleverser la vie de cette trinité. Les jumeaux avaient déjà pris place sur les chevaux du carrousel sous l’œil de béton de leur mère quand, tout à coup, à la seconde même où le manège allait commencer à tourner, surgirent, venues de nulle part, des dizaines de jeunes femmes habillées en mères Noël qui s’agrippèrent aux barres verticales du carrousel et commencèrent à faire une démonstration de leur art dès que la machine foraine se mit à tourner. Car il s’agissait des membres du club de pole dance de la ville qui, désireuses de faire connaître leur sport au grand public et de casser l’image sulfureuse qui lui colle à la peau, avait eu l’idée de profiter de cette manifestation populaire pour faire une démonstration des prouesses acrobatiques dont elles s’étaient rendues capables à force d’entraînement soutenu. Le pole dance est une activité sportive comme les autres et n’a rien d’obscène tant qu’on le pratique habillé : le costume extrêmement sage que portaient ces sportives n’était en rien susceptible d’émoustiller qui que ce soit et, logiquement, tout était fait pour que l’attention de l’assistance restât concentrée sur la seule performance physique, tant il est vrai qu’exécuter des figures sur une structure en mouvement n’est pas à la portée du premier imbécile venu. Les enfants ne s’y trompaient pas et, faute de pouvoir applaudir puisqu’ils devaient rester accrochés à leur chevaux, criaient de joie à tout rompre ; une joie que leurs parents, hélas, ne partagèrent pas : leur cerveau handicapé par les années de préjugés accumulées depuis leur entrée dans la maturité leur faisait voir cette démonstration comme une provocation délibérée propre à traumatiser leurs chers petits anges.
La plus choquée fut bien évidemment madame de Soutacoët : tandis que ses jumeaux, qui croyaient voir de vraies mères Noël s’entraîner à descendre dans les cheminées, n’en pouvaient plus d’émerveillement, Eugénie, elle, n’en pouvait plus d’indignation et s’en alla chercher tout ce qui pouvait ressembler aux forces de l’ordre sur la place ; le hasard voulut qu’elle tomba sur des vigiles auxquels elle signala la démonstration. Lorsqu’ils eurent vent de ce spectacle probablement non autorisé, le sang de ces policiers ratés ne fit qu’un tour : tels des zorglhommes, ils suivirent robotiquement la dénonciatrice qui les guidait vers les lieux du crime où ils furent accueillis par les sourires des parents, satisfaits par la perspective de voir les choses rentrer dans l’ordre. Bien sûr, les chiens de garde de la norme ne montèrent pas tout de suite à l’assaut : se hisser sur un manège en mouvement était au-dessus de leurs forces ; mais dès l’arrêt complet de l’appareil, ces chevaliers de l’ennui se jetèrent sur les pole danseuses qu’ils débarquèrent manu militari du carrousel avec toute la délicatesse que l’on peut attendre de pit-bulls à peine humains frustrés de ne pas pouvoir casser du bougnoule comme au bon temps de l’Algérie. Cet acte d’héroïsme provoqua un retournement de situation dans l’assistance : les adultes, forts de leur bon goût si sûr et de leur grandeur d’âme, souriaient à ce spectacle dépourvu de grâce tandis que leurs enfants, qu’il fallait à tout prix préserver du traumatisme provoqué par une danse obscène, ne pouvaient cacher leur épouvante devant leur rêve brisé. Certains mêmes pleuraient : les plus bienveillants des parents essayaient de les consoler en leur assurant que les vilaines mesdames ne reviendraient pas. Eugénie de Soutacouët, quant à elle, fit descendre ses enfants avec une sécheresse que les vigiles n’auraient pas reniée, leur mit trois paires de baffes pour leur apprendre à jouir d’une scène pornographique à leur âge et leur annonça qu’à peine rentrés, ils devraient se laver avec du savon leurs yeux souillés par les obscénités de ces filles de joie. Puis la mère et les jumeaux rentrèrent à l’appartement familial : madame de Soutacouët, pour qui l’affaire était déjà close, restait indifférente à la mine contrite de ses enfants qui ravalaient leurs larmes comme ils avaient appris à le faire sous les coups de règle en fer d’une éducation qui diabolisait jusqu’à l’existence même des sentiments.
3
Le lendemain, une certaine agitation régnait dans la cour de récréation de l’école de Saint-Torquemada : nombre d’élèves étaient rassemblés autour d’un banc sur lequel étaient montés Jeanne et François de Soutacouët et d’où ils avaient appelés leurs camarades à venir les écouter.
– Écoutez-nous, vous tous ! lança Jeanne à ses camarades intrigués. C’est terrible : il n’y aura pas de Noël cette année !
– Qu’est-ce que tu racontes ? demanda un élève incrédule.
– C’est obligé, reprit Jeanne : hier, on était au marché de Noël, où les mères Noël sont venues s’entraîner à descendre dans la cheminée…
– Les mères Noël, ça existe ? dit une petite camarade éberluée.
– Ben oui, dit François : tu crois quand même pas que le père Noël arrive à visiter tout seul toutes les maisons du monde en une nuit ? Il a besoin d’assistantes, c’est obligé !
– Oui, reprit Jeanne, et bien les mères Noël, elles pourront même plus s’entraîner : des vilains messieurs sont venus les chercher pour les mettre en prison !
Les jeunes auditeurs de la non moins jeune oratrice n’en revenaient pas : qu’est-ce que les mères Noël pouvaient avoir fait de mal pour mériter la prison ? Devant cette incompréhension, François reprit la parole pour dénoncer celle qui semblait la coupable toute désignée.
– Tout est de la faute de notre mère, dit le petit garçon. J’ai toujours su que notre mère était une méchante sorcière ! C’est elle qui est allée chercher les vilains messieurs, je l’ai vue !
Ce discours, qui aurait pu sembler extravagant à un auditeur extérieur, n’étonna guère la jeune assistance ; madame de Soutacouët était connue de tous les élèves et parents d’élèves de l’école et faisait l’objet d’une commune détestation due notamment à ses revendications d’un autre temps : combien de fois n’avait-elle pas réclamé la fin de la mixité au sein de l’école, le renvoi des enseignants non-baptisés et le recours aux châtiments corporels pour les élèves dont les notes n’atteignaient pas la moyenne ! Il ne fallut donc guère plus que le discours des jumeaux pour que la conviction de leurs camarades soit faite : Eugénie de Soutacouët était bel et bien une méchante sorcière qui, grâce à ses pouvoir magiques, avait fait sortir d’on ne sait où des démons maléfiques pour priver de Noël tous les enfants du monde ! Les chers petits en étaient là de leurs pensées quand la cloche leur intima l’ordre de réintégrer leurs classes ; les enseignants ne remarquèrent rien d’inhabituel si ce n’est un léger relâchement de l’attention qu’ils imputèrent à l’approche de Noël et ne trouvèrent donc pas anormal. Pourtant, dans leurs petites têtes, tout au long d’une journée qui, on l’oublie trop souvent, parait toujours bien longue à nos chers enfants, les élèves accumulèrent une rancune qui se mua rapidement en haine farouche…
En fin d’après-midi, à la sortie de l’école, Eugénie de Soutacouët attendait sa progéniture avec son air martial habituel ; de prime abord, cette heure était semblable à celle d’hier, de sorte que, comme chaque jour, madame s’attendait à voir les jumeaux s’avancer vers elle avec un air d’enterrement qui contrastait avec les mines réjouies de leurs camarades accourant vers leurs parents. Jeanne et François étaient bien les seuls pour qui la sortie de l’école n’était pas une libération mais bien au contraire le retour en prison et Eugénie, même si elle n’en laissait rien voir, en était fière, tant elle trouvait vulgaires et déplacées les effusions et les embrassades qui accompagnaient les retrouvailles entre les enfants et leurs géniteurs. Aussi, on imagine aisément quel fut sa surprise quand, en lieu et place du duo morne et résigné habituel, ce fut toute une troupe d’enfants, pour tout dire la quasi-totalité des élèves de l’école, qui vint à sa rencontre, qui plus est dans la précipitation la plus complète : échevelés et vociférant comme des bacchantes en délire, ils se jetèrent tous sur elle, manifestement décidés à la lyncher ! Elle n’eut pas le temps de réagir : à peine revenue de sa stupeur, elle était déjà immobilisée par cette meute infantile qui la couvrait d’horions, la mordait, la griffait, lui arrachait les cheveux… Les adultes assistant à la scène étaient impuissants à canaliser l’agressivité de leurs rejetons : ils reconnaissaient à peine leurs petits chéris dans les diablotins furibonds qui avaient assailli la mégère ; certains parents tiraient sur le corps menu de leurs enfants pour les forcer à quitter cette foire d’empoigne, mais ils n’arrivaient qu’à déchirer les vêtements des petits qui s’agrippaient de plus belle sur le corps de leur proie, la faisant un peu plus souffrir au passage.
Quand les forces de l’ordre arrivèrent enfin sur place, il était déjà trop tard : le lynchage avait pris fin et les enfants semblaient calmés. Leurs coups n’avaient évidemment pas suffi à faire succomber Eugénie de Soutacouët : celle-ci restait étendue à même le sol, visiblement en état de choc, paralysée de terreur, la coiffure en bataille, l’œil poché, le visage couvert de plaies et les vêtements lacérés, laissant découvrir un corps prématurément vieilli, car régulièrement mortifié, et qui n’avait guère eu l’habitude d’’être ainsi exposé. Les policiers ne se voyaient pas coffrer tous les gosses d’une même école : ils se contentèrent d’emmener avec eux les enfants de la victime, qui avaient eux-mêmes mené l’assaut selon le témoignage commun de leurs camarades et des parents d’élèves qui avaient été témoins de la scène ; à ces derniers, les forces de l’ordre intimèrent l’ordre de rester à la disposition de la justice. Au commissariat, Jeanne et François de Soutacouët déclarèrent que leur maman était une sorcière qui avait fait mettre les mères Noël en prison : les agents avouèrent leur impuissance devant une affaire qui relevait de la psychiatrie. On fit examiner la mère des jumeaux par le docteur Sophie Apreski : celle-ci avait été souvent confrontée à des cas de parents qui n’étaient plus en mesure de s’occuper de leurs enfants et elle ne chercha pas plus loin lorsqu’elle vit cette femme qui poussait des cris de terreur chaque fois qu’on évoquait devant elle ses propres rejetons et qui, du reste, était précédée dans toute la ville par une détestable réputation de bourreau d’enfants. La garde de Jeanne et François lui fut officiellement retirée et les jumeaux furent placés dans un centre spécialisé où ils montrèrent tous les signes d’un comportement normal, notamment au moment de l’arbre de Noël qui leur procura un double soulagement : c’était en effet le premier Noël réellement festif et heureux de leur vie et, surtout, en constatant que la distribution des cadeaux avait bien eu lieu, ils se disaient qu’ils avaient eu raison de punir leur mère. Celle-ci ne devait jamais se remettre de l’attaque dont elle fut la victime et fit rapidement le désespoir des médecins de l’hôpital psychiatrique de Bohars qui ne purent qu’avouer leur impuissance face à ce cas irrécupérable. Nul ne la regretta et surtout pas ses fréquentations des salons de la haute société locale qui étaient même plutôt contentes de voir disparaître cette concurrente déloyale au hit-parade du dressage d’enfants. L’enquête sur son passage à tabac conclut à une hallucination collective due à l’excitation générée simultanément par l’approche des fêtes de fin d’année et la répulsion que la victime inspirait à ses concitoyens : aucun des enfants ayant pris part au lynchage ne fit montre par la suite d’une quelconque agressivité et nul parmi leurs parents ne fut poursuivi par la justice.
Quant au lieutenant Erwan de Soutacouët, on ne le revit jamais : il avait disparu en mer en plein mois de décembre lors d’un passage de son navire en plein Pacifique. Selon la version officielle, il se serait suicidé en apprenant le naufrage moral de sa famille ; pourtant, les sources attestent qu’il avait disparu avant même que son bâtiment fût tenu au courant des événements. Certains prétendent l’avoir aperçu sur une île en compagnie d’une séduisante vahiné qui lui a fait oublier sans difficulté son épouse revêche… Quand on évoque cette version des faits à ses anciens coéquipiers, ils haussent les épaules : « Tant que vous y êtes, dites-nous aussi qu’une sorcière a fait mettre les mères Noël en prison », répondent certains, goguenards.