L’exposition Picasso au Fond Hélène et Édouard Leclerc de Landerneau prend fin le 1er novembre : il était grand temps que j’y aille, convenons-en. De cette expo consacrée aux œuvres que le maître avait gardées chez lui, je tire plusieurs enseignements, à commencer par celui-ci : il faut toujours éviter, dans la mesure du possible, d’aller voir une expo un jour sans école où les minuscules sont envoyés faire des visites culturelles histoire que les parents ne les aient pas dans les pattes. Je vous assure que même s’ils sont sages, ça compromet toujours salement le calme que l’on espère généralement trouver dans les lieux d’exposition…
Portrait de Jacqueline, 1964, huile sur toile, 193 x 128,5 cmLe deuxième enseignement est déjà plus positif : j’ai désormais de quoi répondre aux snobs et aux veaux qui prétendent que Picasso ne savait pas peindre. Si la dernière période de sa vie, quand il avait dépassé les quatre-vingt-dix ans, peut être envisagée comme relativement conforme à l’image que l’on se fait d’un peintre qui « jette » littéralement sur la toile tout ce qui lui passe par la tête (mais peut-on parler de bâclage sous prétexte que l’œuvre devient défouloir ?), ses œuvres de maturité étaient loin d’être hasardeuses : jusqu’à sa mort, le grand public n’a connu de Picasso que le « produit fini », ce qu’on se représente encore aujourd’hui, spontanément, comme sa marque de fabrique, c’est-à-dire les images « déstructurées » où l’esthétique prenait ses distances vis-à-vis de l’anatomie et se délivrait de la tyrannie mimétique ; pourtant, Picasso n’a jamais complètement abandonné le néo-classicisme, comme en témoignent certains dessins qui n’étaient pas destinés à être exposés comme la « femme assise dans un fauteuil » de 1920 ou encore ce portrait très réaliste de la (très) belle Jacqueline, daté des années 1950, qui a certainement servi de base pour des toiles moins classiques qui n’en exaltaient pas moins la beauté du modèle. Bref, en peinture comme partout ailleurs, pour savoir déstructurer, encore faut-il connaître les structures et Picasso les connaissait indubitablement.
Autoportrait, 1906, huile sur toile, 39 x 30 cmMais surtout, j’ai cru remarquer que l’un des nerfs moteurs de Picasso était, consciemment ou inconsciemment, cette question qui agite la philosophie depuis Platon : qu’est-ce qui peut garantir qu’un individu en perpétuelle évolution soit toujours le même tout au long de sa vie ? En d’autres termes, comment garantir l’identité quand on ne constate que la mutabilité ? En 1906, à 25 ans, Picasso peint un « autoportrait » à la dissymétrie très marquée au niveau des yeux et il est intéressant de le regarder en cachant alternativement la partie droite et la partie gauche : en ne regardant que le côté gauche, on croit voir un enfant ou un adolescent, tandis que le côté droit nous donne à voir un jeune homme « fait ».
La femme et les fillettes, 1960, huile sur toile, 130 x 97 cmPicasso faisait donc bien plus que réunir dans un portrait plusieurs angles de vue : il ramenait carrément sur le même plan plusieurs âges de la vie. Il s’agit bien plus qu’une simple protection contre l’angoisse suscitée par le temps qui passe : la peinture de Picasso propose en fait une solution à cette équation à plusieurs inconnues que constitue l’homme, à la fois égal et inégal à lui-même tout au long de son existence, regroupant sous un seul et même nom ces êtres si différents que sont l’enfant, l’adolescent, l’adulte et le vieillard. On ne peut pourtant pas parler de nostalgie de l’enfance : on a un peu de mal à le concevoir en voyant « la femme et les fillettes » (1960) où les petites filles sont privées d’identité, n’ayant même pas de visage…
Maintenant, si vous voulez vraiment vous faire une idée, allez voir par vous-même, mais faites vite, il reste moins de deux semaines…
Les infos pratiques sont disponibles sur le site du Fond Hélène et Edouard Leclerc.
Toutes les images sont © Photographie Claude Germain © Succession Picasso, 2017