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Lucky Luke : un cow-boy à Paris

Publié le 08 janvier 2019 par Legraoully @LeGraoullyOff

Lucky Luke : un cow-boy à ParisLe dernier album de Lucky Luke scénarisé par l’excellent Jul a été très remarqué des médias du fait que la moitié de l’histoire se déroule à Paris : de fait, c’est effectivement une première, le cow-boy créé par Morris n’ayant jamais quitté le nouveau continent durant sa déjà longue carrière (plus de 70 ans !). Cependant, aux commandes de cette prestigieuse série, Jul innove à plus d’un titre et l’escapade parisienne du poor lonesome cow-boy n’est que la partie émergée de ce souffle nouveau apporté par le génial créateur de Silex & the city et 50 nuances de Grecs.

Tout d’abord, un signe qui ne trompe pas : l’histoire commence là où, traditionnellement, elle se termine, à savoir sur l’arrestation des Dalton. En soi, ce n’est pas nouveau, certains prédécesseurs de Jul (Patrick Nordmann et le duo Pennac-Benacquista, notamment) avaient eux ouvert une aventure sur le retour contraint et forcé des quatre affreux aux pénitencier. Mais ce n’était que pour mieux les faire s’évader ensuite, au grand dam de Luke qui devait à nouveau cavaler à leur poursuite. Jul, au contraire, ne renvoie les Dalton au pénitencier que pour s’en débarrasser, comme s’il se forçait à inclure pour la bonne forme ces personnages dont le potentiel lui parait épuisé : ne fait-il pas dire ouvertement à Lucky Luke que « tous [leurs] gestes et [leurs] paroles sont prévisibles » ?

Les Dalton sont donc évacués au plus vite, tels de vieux artistes de music-hall sur le retour ramenés en urgence dans leur loge à l’issue d’un dernier tour de piste poussif que l’on aurait consenti à leur laisser faire pour satisfaire leur ego. Le vrai « méchant » de l’histoire se révèle très vite être Abraham Locker, le directeur du pénitencier où les Dalton sont enfermés ! Celui-ci, en effet, est bien décidé à faire échouer par tous les moyens, même les plus vils, l’édification de la Statue de la Liberté pour faire bâtir un pénitencier modèle à l’emplacement destiné à accueillir le monument : voilà donc Lucky Luke contraint de lutter contre un représentant de cet ordre qu’il a tant de fois défendu contre les desperados de tout poil ! Curieux retour des choses : le cow-boy créé par Morris va-t-il devenir, à l’instar de son collègue Blueberry, un « représentant du désordre » ?

Bien entendu, ce n’est pas si simple : la lutte de Lucky Luke contre Locker ne se résume pas au combat de la liberté contre l’ordre, qui ne sont pas forcément antagonistes, mais représente la lutte entre deux conceptions de l’ordre qui, elles, sont bel et bien incompatibles entre elles. Pour Luke, l’ordre n’est qu’un moyen en vue de favoriser la liberté : le cow-boy a compris que maintenir l’ordre permet d’abord de libérer les hommes de la peur d’une mort violente, peur qui freine toute initiative. Locker, au contraire, est un représentant de l’ordre dévoyé qui fait de l’ordre une fin en soi : il qualifie la liberté « d’idée puérile » et se prive lui-même de liberté, se vantant de sortir « très peu » de son établissement. Dans cette conception, l’ordre freine les initiatives individuelles au lieu de les favoriser : quand Locker vante son projet de pénitencier modèle à Luke en lui jurant qu’il lui permettra de « [se] concentrer sur [son] cœur de métier : gardien de vaches », il reformule, consciemment ou inconsciemment, la tristement célèbre formule « Chacun à sa place et les veaux seront bien gardés » qui résume la stérilité à laquelle les maniaques de l’ordre risquent de condamner la société. Non contente d’être liberticide, son attitude est gravement contradictoire car il ne parvient qu’à empoisonner la vie de ses semblables ; en voulant faire échouer le projet d’érection de la Statue de la Liberté, il devient lui-même un facteur de trouble plus redoutable que les Dalton eux-mêmes !

A travers la figure de Locker, Jul montre évidemment du doigt l’Amérique de Trump qui, face aux menaces (réelles ou supposées) pesant sur elle, utilise des remèdes pires que les maux : il est d’ailleurs fait clairement allusion au trumpisme quand Locker assène qu’il faudra un jour construire un mur sur la frontière mexicaine ! Mais l’Amérique n’a évidemment pas le monopole de cette obsession de l’ordre : la scène où Lucky Luke et Jolly Jumper doivent faire face à des normes de sécurité kafkaïennes pour pénétrer dans le pénitencier de Locker rappellera immanquablement des souvenirs à tous ceux qui ont eu la sensation d’être traités en suspects à l’entrée d’un lieu quelconque. De ce point de vue, le scénariste dénonce une dérive de nos sociétés occidentales où la quête (légitime) de sécurité finit par rendre la vie impossible.

Pour résumer, dans cette 80ème aventure, Luke protège bien plus qu’une statue : à travers le symbole que constitue la Statue de la Liberté, il défend toujours l’ordre, celui-ci étant compris comme un moyen au service de la liberté et non comme une fin en soi. Bartholdi a bien tort de qualifier le cow-boy de « personnalité contradictoire » : il n’y a pas plus cohérent que ce héros épris de liberté qui contribue au maintien de l’ordre sans en faire une obsession. Plus de quinze ans après la mort de son créateur, le poor lonesome cow-boy est toujours en selle, fidèle aux paroles de sa chanson : My horse and me keep riding, we don’t like being tied – « Sur mon cheval je m’en vais, nous n’aimons pas être entravés »…


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