Magazine Humeur

La mère

Publié le 04 avril 2019 par Legraoully @LeGraoullyOff

La mèreSur les routes se déversait le flot continuel des voitures et des charrettes. Mais au carrefour du village, les jeunes gens se taisaient, ils fixaient le bout de leurs galoches, puis lançaient aux filles des coups d’œil à la dérobée. Celles-ci les dévoraient du regard, aux seuils de leurs maisonnettes, à côté des roses trémières. Les ordres de mobilisation générale étaient collés aux murs, avec de grands titres noirs et de petits drapeaux tricolores.

La mère habitait loin des fermes, sa vie enclose sous la dentelure des feuillages. Elle trimait depuis deux jours et deux nuits. Dans les pots de grès ventrus, elle cuisait le saindoux, lisse comme du sucre glace, courait au four où rôtissait un lapin, éminçait l’ail et taillait le pain. Elle sacrifia son plus beau coq. Par deux fois elle entama au couteau la chair déplumée près de l’oreille. Qu’il avait de sang ! Longtemps, il battit des ailes, tint les yeux ouverts, redressant la tête tandis que filaient les gouttes épaisses.

Puis ce furent les derniers préparatifs.  Vinrent les cris, les embrassements, les sanglots. Tout était prêt pour son soldat.

« On les aura, dit-elle enfin.

– Je comprends qu’on les aura », répondit Jean.

Quand il fut parti, le silence pesa lourd. Dedans, les souvenirs se gonflaient : le gamin à cinq ans, il trébuche sous un panier, pose sa menotte sur le manche de la serpette. Était-il hardi, débrouillard !

Sciant au plus vite ses bûches, la mère croit entendre cette fois le grand « han ! » d’un jeune gars solide qui laisse retomber sa hache avec force. Cependant elle besognait seule dans la grisaille du hangar. Sol de terre battue, murs de toiles d’araignées, âtre plein de cendres. Claire, la flamme naissait dans les fagots fins comme des cheveux. Paisible, le gros chat lapait son lait. Contre la vitre, un oiseau heurta, ailes déployées. La mère se sentait remuée. Elle persistait, cette joie, cette bonne chaleur naïve des choses et des bêtes, l’éclat bleuté sur les plumes des grosses dindes, la démarche de danse des épagneuls.

La mère ouvrit son tablier gonflé de grains comme un vaisseau : l’éventail des poules blanches tournait autour de sa jupe raide.

La mère
L’hiver passa, puis le printemps. Au début de l’été, le fils revint, silencieux et triste. Il avait jeté son casque dans une haie. Il quitta son uniforme, enfila son pantalon de velours côtelé et ses sabots. Ses chiens s’ennuyaient derrière leurs grillages.

« Il n’y a plus de chasses à courre », dit la mère.

Jean vit sa carabine soigneusement entretenue, suspendue au mur de la salle, sous le diplôme du certificat d’études.

« J’ai vu un chevreuil au fond des taillis et les perdreaux ont traversé les allées par couples », poursuivit-elle.

Mais Jean regardait sa mère d’un air étrange. Il alla enterrer son arme au fond du jardin. Elle comprit soudain : la catastrophe !

« Écoute, dit-il, les cloches… »

Lointaines, douces, régulières, elles sonnent le malheur.  « Ils » sont déjà là. Pourvu qu’ils n’aient pas tué le curé !

Au même moment, le curé en question était fort mal à l’aise. Les Allemands, gros insectes luisants, gonflés, bronzés, redoutables, le poussaient devant eux avec leurs révolvers.

« Mon Seigneur, j’ai peur, tu le sais, mais prends mon âme en pitié », priait-il intérieurement.

Mais il dut traverser tout le village ainsi.

« Les clés », cria l’Oberleutenant.

Le curé les lui remit.

La mère
Cependant le fils prit la faux et s’attaqua au petit champ d’avoine. Il revint ruisselant à la nuit. La mère essuya un verre avec un torchon frais et versa le vin qui fleurait la terre de sa propre vigne.

« Écoute…, » dit Jean.

À trois kilomètres de distance leur parvenait l’écho de l’orgie des vainqueurs qui buvaient et chantaient. Les vitrines étaient cassées, les magasins totalement vides.

Mais au bout de quelques semaines, les Nazis durent repartir comme ils étaient venus. C’était « la zone libre ». Le calme se fit – une nouvelle espèce de calme – rien de changé, si ce n’est que le ciel était un grand filet au-dessus d’un monde captif.

Le fils travailla chez lui pendant l’automne et l’hiver. Le soir, il tressait des paniers, tandis que la mère curait ses noix.

Bientôt, un changement se produisit : Jean flânait, caressait ses chiens, s’enfonçait dans la forêt, parfois pour plusieurs jours. Son métier de garde-chasse exigeait de longues randonnées : une taille à visiter, un étang à vider, d’un point du domaine à l’autre. Jamais la comtesse n’avait été si exigeante. La mère recommençait ses neuvaines. Elle savait qu’à dix kilomètres dans les bois, une barrière peinte, une guérite, une sentinelle allemande sous les armes barraient la route. Et le fils Vincent, prisonnier évadé, avait franchi cette ligne de démarcation dans le fond d’une charrette, sous des planches, avec du fumier par-dessus. La mère devinait que c’était son Jean qui l’avait sauvé.

Les absences du fils se prolongeaient. Il revenait toujours gai à chaque fois et déversait une bourse pleine dans la jupe de sa mère. Celle-ci empilait l’argent au fond de l’armoire en se disant :

« Ça ne peut plus durer, ça non. »

Un soir elle entendit des coups de feu dans les bois. « Ils » étaient passés si près. Elle enfila ses sabots, noua son fichu de laine noire. Nouvelle rafale ! Puis tout se calme. La mère anxieuse veille une partie de la nuit, se couchant, se relevant brusquements aux moindres craquements.

Jean était en prison. Pendant des mois il avait fait passer la ligne de démarcation en plein jour, malgré les chiens danois des Allemands. Dix-huit personnes devaient rejoindre la zone libre quand il avait été découvert. Les femmes s’étaient cachées dans des fossés pleins d’eau pendant la fusillade. La comtesse était intervenue auprès des hautes autorités allemandes et elle envoya à son garde-chasse des draps, des couvertures, du poulet et de la confiture. En public, elle louait l’indulgence des Allemands envers son imprudent garde-chasse.

Sa peine expirée au bout de deux mois, le fils revint. Rien n’était changé, si ce n’est que parfois, sur la route dans leurs bolides aveuglants et blindés, passaient les hommes verts, casqués. Le filet tendu par-dessus les nuages se resserrait lentement, inexorablement. La vie se retirait du pays comme une marée descendante. La nourriture diminuait. À la grande foire, on ne vendit plus que de petits chevreaux qui pleuraient, attachés par les pattes. Les femmes, en travaillant, maigrissaient. Elles raccommodaient les chandails et les chaussettes en loques que, de leurs camps, leur envoyaient les prisonniers de guerre. Les uns après les autres les hommes valides requis pour le travail obligatoire, partaient ailleurs en France ou en Allemagne.

« Cette fois, dit un soir Jean, je ne peux plus y couper.  Mes deux bras, ça représente du pognon. Je suis forcé d’aller construire des conduites électriques et réparer des lignes téléphoniques…

– Mère du Perpétuel Secours, protégez-le », priait la pauvre femme. •

Jean ne resta que six mois dans le « camp de jeunesse » dont il s’évada pour éviter d’être transféré en Allemagne.

« Je n’en peux plus, dit-il, le soir de son retour. J’ai les jambes qui me rentrent dans le corps. » Pourtant il parlait, criait, gesticulait comme un fou, ne sentant plus la douleur. La mère le fit asseoir de force : agenouillée, elle coupa les lacets de cuir, retira les chaussures trouées, chauffa de l’eau. Les pieds saignants de son fils étaient tellement gonflés !

« J’ai marché trois jours et trois nuits…

– Et pourquoi as-tu le genou en sang ?

– Ah, j ‘ai couru, j ‘ai fui le campement. Dans le noir, j’ai buté contre un tas de cailloux et j ‘ai roulé dans le fossé… Enfin le train, la poussière des quais, les trottoirs où j’ai couché…

– Et d’où vient ce mal qui pourrit sur tes mains, tes jambes, ton front ?

– La nourriture de là-bas, le pain de son, les rutabagas, l’hôpital, les longues aiguilles enfoncées dans les jambes … »

La mère lui donna un remède recommandé par le pharmacien, du stanoxil, puis deux grosses assiettes de soupe aux pommes de terre et un morceau de fromage de chèvre.

« Va te coucher, il y a une brique dans ton lit. »

Jean commença à sourire. Il avait toujours été dur et n’était pas dans son état naturel pour avoir tant parlé. Pauvre garçon !

Le lendemain il était déjà bien reposé, tant il était fort. Au bout de huit jours, il avait pris trois kilos.

« Ils ne m’auront pas », grommelait-il sans cesse, penché sur une grande carte en couleurs. La mère, intriguée, s’approcha.

« Voilà la France, dit Jean, et l’Angleterre, ici l’Allemagne … »

C’était curieux. Tous les noms qu’on entendait dans le poste au château, tous les noms de pays que les gens répétaient à la foire, ils étaient marqués sur cette· carte et pas un seul ne manquait. Cette carte qu’il savait par cœur, qu’est-ce que ça voulait dire au juste ?

Jean prit dans les siennes les petites mains carrées, rouges et gonflées de sa mère. Son regard fidèle la couvrit toute. Dure, tannée et ridée, elle lui semblait devenue légère et menue de vieillesse sous ses vastes jupes. Elle avait les yeux qui s’en allaient en brouillard, mais c’était une femme d’expérience qui lisait dans les cœurs sans avoir besoin de livres.

« Qu’est-ce que ça voulait dire au juste, c’te carte ? »

Une lumière s’alluma au fond du brouillard des yeux.

« C’est-y qu’tu vas partir, mon gars ? Où c’est qu’tu vas partir ?

– Ça s’dit pas, ma pauv’ vieille », soupira-t-il lentement. Et ils restèrent silencieux. Le feu s’éteignait. À la fin, elle regagna son lit immense, entouré de gros rideaux de drap écarlate. Dans la nuit, elle retourna tout dans sa tête. Sûr, son fils allait s’échapper encore pour ne pas tomber dans les pattes des autres, ceux qui maintenant envoyaient de grands chiens affamés contre les évadés. Mon Dieu, tout cela faisait vilain, mieux valait ficher l’camp. Les larmes recommençaient à lui couler. Soudain la Vierge elle-même, lui sembla-t-il, lui rappela ces gros avions qui tournaient et tournaient. L’une de ces machines avait frôlé le toit dans un bruit de tonnerre et elle s’était cramponnée à son assiette de crêpes. Les gros oiseaux mécaniques se posaient non loin du champ d’avoine, elle ne savait pas où exactement. Quand ils étaient posés, on ne les voyait plus.  La mère finit par s’endormir.  Mais à partir de ce moment, son cœur fut pris dans une grande main. Parfois la main se resserrait et son corps tressaillait douloureusement.  Une nuit, ainsi réveillée brusquement, elle se leva, ouvrit la fenêtre pour respirer. Le ciel ronronnait comme un chat. Elle voulut voir du dehors. Elle court à la porte, son fils est devant elle, une minuscule valise à la main. Il recula:

« Maman !

– Tu vas pas partir, mon gars, bégaya-t-elle en barrant la sortie.

– Allons, c’est pour maintenant, tout de suite. »

La voix était mal affermie.

« Tu sais bien qu’les autres auraient fini par m’avoir… Allons, vite et… Souviens-toi : silence, ajouta-t-il presque tout bas.

– Attends, attends, ne pars pas sans cette médaille de Saint Christophe et garde-la bien », dit-elle. Puis, elle le laissa passer. Un apaisement résigné l’envahissait. Elle ne l’accompagna pas dans le jardin, mais le suivit seulement des yeux. Ensuite elle retourna dans son lit, plus vieille et plus voûtée.

Le lendemain matin à la première heure vinrent les gendarmes.

« Où est votre fils ?  Où est-il ?  Il est réquisitionné pour l’Allemagne.

– Mais j’sais pas, gémissait-elle », pleurante. Ses cheveux gris se défaisaient. Elle n’avait même pas eu le temps de se tresser ses petites nattes et de fixer sa coiffe.

Les gendarmes persévéraient. Ils venaient et revenaient.

« Sacrée bonne femme, veux-tu parler ? Est-elle donc entêtée ! »

Elle sanglotait sans rien dire. Et jour après jour, ils revenaient en vain. La mère n’avait aucune nouvelle. Les gendarmes eux-mêmes se lassèrent. Le temps, impitoyable, glissa. Les printemps, autour de la maison, soufflèrent les graines, peignirent les fleurs. Surgirent les pousses lisses, les têtes dorées des jonquilles, les jacinthes apparurent comme des lampions frais roses et bleus. Mais les chiens de chasse mouraient, faute de viande. La mère soignait ses poules noires, au bord de la forêt verte.

Les printemps remuèrent des souvenirs. La mère travaillait sur le pas de la porte. Elle brodait de la toile aux derniers rayons du soleil. Les printemps survinrent à pas feutrés dans l’herbe. Les agnelets bondissaient autour des troupeaux. On tondit les moutons. En tas dans la grange fut rentrée la laine. Maintes fois la mère enfila un flocon sur une baguette. Elle tirait un peu, tordait le fil, le nouait sur un cône de bois qu’elle faisait tourner comme une toupie et le fuseau se balançait au-dessus du sol, tandis qu’elle se promenait dans le jardin avec son chien noir.

« Où est mon fils ? » pensait la mère.

Les automnes firent ployer de fruits les branches, sur les collines où le soleil giclait parmi les feuillages, tandis que ses rayons tombaient en pluie et en flaques sur les vitres des fenêtres. Les feuilles se consumaient et mouraient, enflammées. Les grappes doraient la vigne, le jus de raisin coulait dans les basses à gros bouillons rouges et collait aux visages des vendangeurs.

Gagnant du terrain, l’automne remuait en flammes chaudes dans la bouche, en fantômes rouges et bleus dans la tête.

La mère
Il y avait longtemps que les gars du Maquis étaient passés dans leurs camions en chantant, des feuilles de chêne décorant leurs casques ; longtemps que la boulangère avait vendu à nouveau du pain blanc pour la première fois, jusqu’à quarante miches par personne, pour le jour de la Libération. Monsieur le Maire avait vidé plus d’une coupe pour fêter le retour des prisonniers, les filles avaient à leurs chapeaux des rubans neufs.

Cependant la mère élevait ses poules blanches au bord de la forêt rousse, toute seule.

Si cette histoire vous a plu, vous pouvez soutenir financièrement l’édition du recueil de nouvelles de Geneviève Gautier en cliquant sur ce lien.


Retour à La Une de Logo Paperblog

Magazine