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Le journal du professeur Blequin (162)

Publié le 11 juin 2021 par Legraoully @LeGraoullyOff

Lundi 7 juin 

11h : Brève sortie pour poster une lettre. Sur le panneau d’affichage à deux pas de mon immeuble, six affiches du RN ont fait leur apparition… Comme la rue n’est même pas spécialement passante et l’est même fort peu à cause de la route barrée, j’en déduis que la boutique de haine de la grosse Marine a du fric du foutre en l’air, plus en tout cas que n’en aurait une « vraie » formation marginale harcelée par le pouvoir… Je renonce à les arracher : même si d’autres bonnes âmes ne le font pas à ma place (car l’extrême-droite n’est définitivement pas la bienvenue à Brest), je suis prêt à parier qu’elles seront vite recouvertes…

Le journal du professeur Blequin (162)
Le château de Ker Stears

13h30 : Cette fois, je n’ai plus d’excuses : je me remets à l’écriture pour Côté Brest ; j’ai encore plein de notes et de livres à exploiter pour présenter aux Brestois l’histoire et le patrimoine de leur ville, je ne suis donc pas près de lâcher l’affaire. Je commence avec un grand coup : le château de Ker Stears qui abrite le lycée Fénelon. Je me surprends à boucler mon papier relativement tôt, suffisamment en tout cas pour pouvoir me reposer en prévision des journées chargées qui m’attendent cette semaine : il faut croire que je n’ai pas perdu la main…

Mardi 8 juin

8h30 : J’avais accepté de faire parti du jury d’un concours de BD organisé par des étudiants : je me suis levé assez tôt pour arriver à temps à la première réunion ; il y avait longtemps que je n’étais pas sorti du lit avant 9 heures ! Je ne garantis pas que j’arriverai à en refaire une habitude dans les semaines à venir… Mon pronostic d’hier s’avère exact : les affiches fascistes sont déjà recouvertes par d’autres affiches d’aspect plus sympathique – mais elles auraient du mal à l’être moins…

9h : Il arrive des fois que tout se passe comme prévu : ainsi, tout le monde est arrivé à l’heure à la réunion ! Certes, nous ne sommes que huit, quatre jurés et quatre étudiants membres de l’association organisatrice, mais tout de même… En chemin, au centre-ville, j’ai vu des affiches pour le départ du Tour de France absolument partout : pour quelqu’un qui a horreur des grandes compétitions sportives en général et du cyclisme en particulier (c’est mon cas au cas où vous ne l’auriez pas compris), cette omniprésence est horripilante ! En entrant dans la fac Segalen (car c’est là que la réunion doit avoir lieu, ‘faut tout vous dire), cette fois, ce sont des affiches de prévention contre le Covid-19 que je vois partout… Je passe d’une propagande à une autre, en quelque sorte ! Dans la salle de réunion, sur la table, il y a même des présentoirs en carton donnant des informations sur les risques de contamination : excédé, je donne un coup dans l’un d’eux, comme si je foutais une claque à un schtroumpf à lunettes casse-bonbons, et je l’envoie valdinguer par terre… Les étudiants me regardent avec des yeux ronds, mais ne disent rien : ils doivent avoir trop besoin de mon expertise pour ne pas passer outre mes sautes d’humeur ! On a le droit d’être fier de soi, non ?

Le journal du professeur Blequin (162)
Matthieu Gallou, président de l’Université de Bretagne Occidentale, inaugurant le colloque.

13h : Ouverture du colloque « Bretagne / Amérique du Nord : relations et interactions », toujours à la fac Segalen. Je dois y faire une communication demain, mais j’ai quand même décidé d’assister au colloque dans son intégralité car il y a trop longtemps que je n’ai pas eu l’occasion de revoir mes collègues chercheurs en chair et en os – le colloque a lieu en « hybride », c’est-à-dire moitié en visioconférence, moitié en « présentiel » (quel vilain mot). J’ai amené mes carnets et mes crayons pour crayonner les dessins que m’inspireront les différentes interventions et faire des croquis des orateurs : ceux-ci ont le droit de tomber le masque quand ils font leur speech… C’est fou, tout de même : tant qu’on est dans le public, on se doit de garder le masque pour ne pas être qualifié de danger public, mais dès qu’on parle sur la scène, on devient inoffensif ! Toute la bêtise de ces mesures est résumé… Quand je profite d’une pause pour aller aux toilettes, je tombe sur une affiche qui affirme qu’en général, « la maladie passe avec du repos »… Ou bien l’affiche date d’il y a quelques mois, quand on connaissait encore mal le virus, ou bien les règles sanitaires sont vraiment disproportionnées – ai-je besoin de préciser que je penche plutôt pour la deuxième réponse ?

20h : Rentré chez moi, j’essaie de relever mes mails. Oui, j’ai bien dit que j’essaie car mon ordinateur, qui fonctionnait encore très bien hier, se met à faire des caprices et abuse sérieusement de ma patience. Comme je suis fatigué par ma journée bien remplie, je ne peux m’empêcher de laisser échapper des cris d’impatience, au risque de gêner les voisins. Aussi, quand je me décide enfin à dîner, c’est avec appréhension que j’entends frapper à la porte : n’étant pas d’humeur à supporter une engueulade, je n’ouvre pas et c’est à travers la porte que je demande à ce visiteur inattendu ce qui se passe ; en fait, il voulait juste me demander si je n’avais pas perdu un trousseau de clés car il venait d’en retrouver un… J’en déduis qu’il y a encore des gens assez altruistes pour prendre la peine de rechercher les propriétaires d’un objet perdu, ce qui est rassurant, et que l’isolation de l’immeuble est de bonne qualité – le temps où on pouvait entendre la chute d’une aiguille sur le plancher des voisins du dessus, dont les Bidochon ont témoigné jadis, est révolu !

Mercredi 9 juin

8h50 : Retour à la fac pour la suite du colloque. Je croise l’un des organisateurs, qui indique un chemin à deux étudiants : quand il a fini, je lui dis que c’est typiquement le genre de chose dont je suis incapable ! Il me répond que ce n’est pas grave, au vu du nombre de choses que je sais faire par ailleurs… C’est ça, la bienveillance.

Le journal du professeur Blequin (162)
A gauche : Erwan Le Gall. A droite : Sébastien Carney. Tous deux membres du Centre de Recherche Bretonne et Celtique.

9h : Le colloque reprend et mon tour de parler arrive. L’orateur qui passe avant moi me coupe un peu l’herbe sous le pied en évoquant les mythes qui ont circulé lors des commémorations du débarquement de 1917. Ma communication complète la sienne plus qu’elle ne fait doublon, mais j’ai quand même un peu peur de faire pâle figure par rapport à lui, d’autant que quand vient le moment des échanges avec l’assistance, il me corrige sur un point et se permet même de répondre avant moi à une question qui m’était destinée… Mais à l’heure de la pause café, ce monsieur me dit qu’il a adoré mon intervention et je reçois des compliments d’un peu tout le monde, y compris un représentant du consulat des Etats-Unis ! C’est sans doute un reste de mon passé de collégien harcelé : je ne peux m’empêcher de penser que tout les gens qui m’entourent cherchent à m’écraser ! La bienveillance de mes semblables est donc une perpétuelle (et bien agréable) découverte…

18h : Déjà bien fatigué par ces deux journées, j’arrive néanmoins aux Beaux-arts pour le cours du soir. On s’essaie à l’aquarelle : faute de modèle vivant, on s’inspire d’une sculpture, ce qui nécessite néanmoins une certaine concentration quand, comme moi, on n’est pas habitué à traiter les ombres et les effets de lumière… D’autres élèves ne peuvent s’empêcher de revenir sur le mal que le confinement leur a fait et leur discussion finit par embrayer sur l’épidémie elle-même, ce qui fait souffrir le martyre ! Je finis par leur demander de parler d’autre chose, des sanglots dans la voix, ce qu’ils acceptent de bonne grâce…

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L’aquarelle que j’ai pondue dans le cadre de ce cours. Pas mal, non ?

20h : Fin du cours. La semaine dernière, j’avais apporté un sweat que je peux me permettre de tâcher pour le mettre par-dessus ma marnière afin de ne pas la tâcher : ça ne m’a pas empêché de me mettre de la peinture plein les manches ; cette semaine, je n’ai pas pris la même précaution et je ne me suis pas fait une seule tâche ! J’en déduis que plus on prend de précautions, moins on est attentif, or moins on est attentif, plus on prend de risques : donc, plus on prend de précautions, plus on prend de risques ! Un constat à méditer… En sortant, la prof me fait remarquer que mon lacet est défait : tout en le renouant, je ne peux m’empêcher de dire à mon interlocutrice : « Vous me croyez, si je vous dis qu’à sept ans, je ne savais toujours pas faire mes lacets ? » Elle me répond : « Je te crois, mais le principal, c’est que tu saches les faire aujourd’hui ! » Encore une marque de la bienveillance dont sait parfois faire montre l’être humain… Parfois.

20h30 : J’arrive en direction de mon immeuble ; j’aperçois un colleur d’affiches qui s’affaire devant le panneau prévu à cet effet. Je m’inquiète : et si c’était un type du RN ? Mais il s’avère qu’il colle des affiches de Lutte Ouvrière : on peut penser ce qu’on veut de cette formation, mais ses militants ne sont pas tous animés par la haine de leur prochain ! Je ne peux m’empêcher de lui dire : « C’est bien, continuez », alors même que je ne voterai sûrement pas pour son parti…

Jeudi 10 juin 

8h : Hier soir, mettant en pratique ce que j’avais conclu à propos des précautions et des risques, je n’avais pas mis le réveil, convaincu que je me réveillerais avant qu’il ne sonne. Seulement voilà : j’ouvre l’œil et je constate que j’ai déjà une demi-heure ! J’en suis quitte pour ne pas prendre de douche afin d’arriver à l’heure à la délibération du jury, mais c’est quand même un mauvais début…

Le journal du professeur Blequin (162)
Gilles Penelle

9h40 : La délibération aura été vite faite, j’étais globalement d’accord avec le choix des autres jurés. J’ai donc pas mal de temps devant moi et je décide d’en profiter pour faire quelques courses. Je passe le long de l’hôtel de ville, où s’alignent les affiches électorales : celle du RN pour les régionales, représentant Gilles Penelle et Marine Le Pen, est déjà arrachée ! Quant à celle pour les départementales, la photo est tellement dégueulasse qu’on pourrait accuser celle qui l’a faite d’être payé par les antifa ! Les deux candidats fachos y sont aussi hideux que les idées qu’ils représentent… On finit toujours pas avoir la gueule qu’on mérite !

10h : Je passe à Bureau Vallée pour faire scanner un dessin de grand format : la jeune femme qui m’accueille tente de me faire comprendre tout de suite que je devrai faire le boulot moi-même ; je lui réponds que mon dessin est d’un format supérieur au A3 : elle me fait savoir que la machine ne sera pas disponible avant une heure ! Excédé, je pars, décidé à rendre visite à un ami artiste qui m’avait indiqué une autre boutique par le passé…

Le journal du professeur Blequin (162)
On a les gouvernants qu’on mérite…

10h30 : Me voilà chez mon ami à qui je redemande l’adresse de la boutique en question. Il se propose gentiment de m’y conduire, ce à quoi je rétorque que j’ai encore deux jambes et une carte de tram : persuadé que je n’aurai pas de mal à y arriver, je ne lui demande donc rien d’autre que le plan. Avant que je ne reparte, il me raconte une anecdote révélatrice du sort réservé aux artistes dans la France d’aujourd’hui : on lui avait demandé une fresque pour le mur d’une crèche, il avait préparé un magnifique projet qui avait enchanté les responsables de l’établissement… Et tout a capoté parce que les parents des gosses trouvaient que les enfants qu’il avait dessinés étaient trop vieux  à leur goût ! Encore des parents gagas qui n’ont pas intégré que leurs rejetons ne resteront pas des bébés jusqu’à la fin de leurs jours… En clair, mon pote a bossé pour des prunes ! Quand on sait qu’un plâtrier, même incompétent, n’a qu’à présenter un devis que le client accepte en général religieusement, il y a de quoi être en colère. Comment ça, ce n’est pas comparable ? Ah si : un artiste, comme un artisan, dispose d’un savoir-faire que tout le monde ne peut pas avoir, et il devrait donc pouvoir bénéficier d’un respect au moins égal ! Etonnez-vous, après ça, que le président ait pu déclarer que la culture n’était pas « essentielle » sans provoquer la Révolution…

11h30 : J’arrive enfin à la boutique que mon ami m’avait indiquée. Je dis « enfin » car j’avais sous-estimé la distance à parcourir à pied : il fait chaud, je suis trop couvert, je suis chargé comme un mulet, c’est donc ruisselant de sueur que j’explique au personnel de cette boîte ce que j’attends. Quand la jeune femme qui m’accueille me fait savoir qu’elle ne peut pas scanner plus grand que du A3, j’accepte néanmoins qu’elle numérise mon dessin en rognant un côté, histoire de ne pas m’être infligé ce chemin de croix pour des prunes… Je connais cette personne, qui travaillait dans une boutique de reprographie où j’étais toujours bien accueilli les scans étaient toujours bien faits : mais la société a coulé et il ne reste plus, en centre-ville, que des boîtes où le personnel est incompétent et où on a l’impression de gêner quand on ne doit pas tout faire soi-même ! Quand vient le moment de payer, on me demande… Un euro. Si j’avais attendu à Bureau Vallée, on m’aurait probablement demandé un prix exorbitant. Rencontrer des gens sympa qui connaissent leur boulot, ça se mérite, quand même !

13h : Voilà déjà une heure que je tourne en rond dans la zone d’activités commerciales, recherchant désespérément la ligne de tram qui m’y avait emmené ! N’en pouvant plus, j’essaie de trouver du secours : je fais des signes à deux types qui font du jogging, en leur criant « s’il vous plaît »… Les coureurs passent leur chemin en me disant « bonjour » avec la bouche mais « dégage trou du cul » avec les yeux ! Je parie qu’ils enjambent les SDF… Et une raison supplémentaire pour détester le sport, une ! Je fais des signes à une voiture dans laquelle s’entassent quatre jeunes gens : ils s’arrêtent et me donnent des indications. Je les suis à la lettre et retrouve avec soulagement la ligne de tram, à ceci près que ce n’est pas à l’arrêt de Gouesnou que j’aboutis mais à celui de Guipavas ! J’ai dû VRAIMENT me tromper de beaucoup… Je me défends comme orateur et comme artiste, mais pour le sens de l’orientation… A ma décharge, il faut quand même reconnaître que les ZAC ne sont pas des modèles d’organisation rationnelle et ne sont absolument pas conçues pour les piétons…

13h30 : Enfin le centre-ville de Brest ! Je m’effondre sur la terrasse d’une crêperie où je commande une galette-saucisse, une salade, une bière et une glace à deux boules. C’est la première fois que je profite en solitaire de la réouverture des terrasses, mais c’est un cas de force majeure tant je suis épuisé et déshydraté. Ce déjeuner tardif me soulage grandement, mais je n’ai jamais eu autant hâte de retrouver mon logement…

20h : Avant de goûter un repos (ô combien !) mérité, je feuillette mes vieux Fluide Glacial (il ne me manque plus qu’une vingtaine de numéros pour avoir la collection complète) pour trouver le sommeil ; je constate que le numéro 106 a une double particularité : non seulement c’est le premier où le point sur le « i » de « Fluide » est orné du rictus dessiné par Binet qui est devenu le symbole du journal mais, de surcroît, c’est le premier où Jean-Pierre Jeunet ne participe plus officiellement à la rubrique culturelle qu’il animait avec André Igwal et Phil Casoar ; il a ensuite eu la carrière cinématographique que l’on sait… J’aime bien relire ces chroniques qui me replongent dans l’ambiance culturelle de cette époque, mais je remarque que ses auteurs ne pouvaient pas s’empêcher de parler de « boyscoutisme » à propos de « Touche pas à mon pote » et saluaient Vuillemin, entre autres, parce qu’il avait le courage de se moquer des « nouveaux tabous » qu’étaient l’antiracisme et l’humanitaire… Bien sûr, je ne les incrimine pas : on peut se moquer, pour plein de raisons, des gens qui militent pour des idées justes et généreuses, mais est-ce qu’à tenir un certain discours à leur propos, on ne prend pas le risque de se faire, à son corps défendant, le meilleur allié de l’ennemi ? Je pose la question.


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