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Le journal du professeur Blequin (174)

Publié le 09 octobre 2021 par Legraoully @LeGraoullyOff

Le journal du professeur Blequin (174)Dimanche 3 octobre

9h30 : Je me lève assez péniblement. La semaine a été rude, je resterais bien chez moi à cocooner pour me remettre. Mais j’ai prévu d’assister aux vingt ans de « Un dimanche à Lambé » où se produira une pléiade d’artistes musicaux que j’apprécie, que je connais personnellement et que, par la force des choses, je n’ai plus vus sur scène depuis longtemps. De surcroît, c’est à deux pas de chez moi ! Et pourtant, je suis à deux doigts d’abandonner cette idée et de m’écrouler sur mon lit pour me reposer. Et oui, comme pour la plupart des « aspies », les ambiances festives ne sont pas du tout reposantes pour moi : ça ne veut pas dire que je n’y prends aucun plaisir, mais simplement que je m’y fatigue plus rapidement que la moyenne et que je ne dois donc pas compter là-dessus si j’ai vraiment besoin de décompresser. Et puis il fait froid. Et puis je me suis levé tard, je ne sais pas si j’aurai le temps de déjeuner avant d’arriver. Oui, mais j’ai intérêt à me faire bien voir de l’association qui organiser l’événement… Et puis mes amis musicos seraient tellement déçus que je ne vienne pas les soutenir… Et puis l’ambiance des manifestations de ce genre m’a tellement manqué… Et puis je ne sais pas si j’aurai une autre occasion pareille avant la prochaine édition dans un an… Et puis ce serait une occasion de faire plein de croquis sur le vif…

Le journal du professeur Blequin (174)

12h50 : J’ai finalement décidé d’en rester à ma première idée et de sortir. Pour résoudre le problème du déjeuner, j’ai emporté un casse-croûte à manger juste avant le premier concert. C’est ainsi qu’après avoir descendu la rue Robespierre à pied, je me retrouve à pique-niquer sous un abribus, à deux pas des halles de Kerinou où l’événement doit avoir lieu. L’abribus en question est creusé dans un mur, me donnant une impression d’isolement complet, avec juste une baie ouverte sur le spectacle de la rue. Celle-ci n’est pas très passante, dimanche midi oblige. Je ne dérange personne et je savoure quelques instants de calme en extérieur avant le grand bain des festivités : ainsi, j’assure une transition en douceur d’une ambiance à une autre. Au fond, il ne faut pas grand’ chose pour faire le bonheur d’une personne avec autisme…

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13h15 : J’arrive aux halles. L’entrée est déjà installée mais il n’y a encore personne pour la filtrer. J’aurais tort de ne pas en profiter ! De toute façon, j’ai mon pass sanitaire, je suis en règle. Pour l’heure, les bénévoles sont en train de déjeuner autour de longues tables : je fais le tour, des fois que quelqu’un que je connais serait déjà là, mais je serre un peu les miches à l’idée de me faire contrôler. Appréhension bien vaine : la seule personne à me poser une question est un type qui me prend pour le fils d’un bénévole, malentendu vite éludé. Je constate aussi que personne ou presque ne porte de masque : c’est donc avec le pied léger que je retrouve ma copine chanteuse Lyz’An qui me fait même la bise… C’est un délice pour moi de m’extraire brièvement de l’ambiance de paranoïa hygiéniste que je subis depuis dix-huit mois !
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14h : Juste avant la prestation des Marins du bout du monde, l’animateur rappelle à l’assistance que le port du masque est obligatoire. Comme je n’ai aucune envie de m’affubler de l’espèce de muselière que j’enfile à chaque fois que je pénètre dans un lieu public, je me contente de relever le col de mon imperméable. On ne peut rien me dire, mon nez et ma bouche sont recouvertes ! De toute façon, ce n’est pas le genre des bénévoles de jouer aux flics. Pour revenir au concert : j’adore les chants de marins, et je regrette un peu que les reprises de compositeurs reconnus comme Gérard Jaffrès ou Michel Tonnerre prennent le pas sur les airs « traditionnels », ceux qui ont été créés par et pour des marins en campagne. Bien entendu, je chipote, ça n’enlève rien au professionnalisme dont fait montre la troupe !

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15h : C’est au tour de mes amis de Putain 2 Renaud de passer sur scène. J’avoue que j’avais des inquiétudes : il y avait longtemps qu’ils ne s’étaient plus produits en public, ils n’ont pas eu beaucoup de temps pour répéter et, par-desssus le marché, l’un des membres du groupe a commis une erreur qui a réveillé leurs détracteurs sur le web. N’allaient-ils pas trop se tromper en chantant ? N’y allait-il pas avoir dans l’assistance un haineux trop content d’avoir l’occasion de les conspuer en public ? Mais mes appréhensions étaient vaines : mis à part un léger flottement sur la première chanson, les interprètes chantent sans une faute et comme le public est plutôt bienveillant, l’ambiance reste bon enfant. Cette première prestation est donc une réussite dont je retiens particulièrement la merveilleuse Audrey chantant « Marche à l’ombre » : entendre une belle et tendre jeune femme, par ailleurs mère de deux enfants, interpréter une telle chanson de sa voix de sirène, ça fait un effet bœuf !
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16h : Alors que j’ai déjà renoncé depuis longtemps à garder le col de l’imper relevé (le port du masque n’est respecté que par les deux tiers de l’assistance), je retrouve un compagnon de route, Halim Corto, fidèle à lui-même et accompagné désormais de la charmante Mallorie Zouada : cette oiselle rare enflamme littéralement le public quand elle interprète Proud Mary ! Je suis à deux doigts d’imiter José Garcia quand celui-ci, déguisé en Claudia Schiffer dans Nulle Part Ailleurs, dansait comme une folle, debout sur la table, au son de cette chanson interprétée par Patrick Bruel. Mais je n’ai pas le sex-appeal de José Garcia déguisé en top model, le banc sur lequel je suis assis me paraît moins stable que la mythique table triangulaire à laquelle Philippe Gildas accueillait ses invités et puis, en toute franchise, je préfère déjà la voix de Mallorie à celle de Bruel ! De toute façon, Halim a vite fait de faire se lever une partie du public et à le faire danser devant la scène : voilà comment, en quelques minutes, on se venge de tous ces mois sans plaisir !

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17h : Last but not least, Lyz’An monte sur scène avec ses musiciens. Je n’approuve pas toujours ses choix de reprises (Goldman, Aznavour…) mais elle reste une vraie bête de scène au charisme étonnant et à la voix accrocheuse dont la générosité et la sincérité sont au-dessus de tout soupçon. Elle aussi encourage les gens à s’approcher et à danser, mais comme la fin de la journée approche et que l’atmosphère a eu le temps d’être rafraîchie par une ou deux bonnes averses (heureusement que le lieu est couvert), les spectateurs ont tendance à se laisser prier ; alors, après avoir crayonné Lyz’An cinq ou six fois, j’essaie de donner l’exemple en dansant malgré mon absence totale de prédispositions pour l’art de Terpsichore… J’espère que personne ne m’a filmé, mais bon, ça en a poussé quelques-uns à sauter le pas, c’est déjà ça.

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18h30 : Je repars, exténué mais ravi, avec le sentiment d’avoir pris une belle revanche sur toutes ces semaines volées. L’avenir proche me parait déjà moins sinistre. N’ayant aucune envie de remonter la rue Robespierre à pied, je prends le seul bus disponible dans le secteur un dimanche soir : il ne va pas plus loin que l’AFPA, mais ça me suffit : après ce terminus, je n’aurai plus que du plat. Il y a si peu de passagers que je suis à deux doigts de baisser le masque mais je m’en abstiens par lâcheté, ne voulant pas d’ennuis au cas où le chauffeur serait du genre tatillon.

Lundi 4 octobre

11h : J’avais bien promis à Côté Brest un bas de page pour annoncer un concert de l’orchestre universitaire, mais celui-ci ne doit avoir lieu que le 17, je pensais donc avoir le temps. Or la rédaction a visiblement décidé de publier mon papier cette semaine et je reçois un mail me demandant ma copie dans la journée. J’écris donc dans une relative urgence, ce à quoi je ne suis guère habitué, prenant généralement soin d’avoir au moins huit jours d’avance sur le planning du journal : ça n’arrive pas souvent, mais j’avoue que j’y prends un plaisir presque malsain, comme si j’avais besoin de telles circonstances pour me sentir faire du journalisme… J’imagine que pour les professionnels, ce doit être le stimulant quotidien !

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15h : J’apprends la mort de Bernard Tapie. Curieusement, les mots qui me viennent à l’esprit sont les propos que tenait Paul-Loup Sulitzer il y a une vingtaine d’années : « On peut être séduit par la forte personnalité de ce bon vivant. Car il a le charme des grand escrocs. Mais c’est le type même de l’aigrefin adipeux, fondamentalement cupide, calculateur et méchant. » Vous me direz que cette réminiscence est logique car une telle description s’applique à merveille à « Nanard » ? Oui, mais il se trouve que le personnage dont parlait ainsi Sulitzer était… Rastapopoulos ! Vous l’avez compris, je ne vais pas pleurer outre mesure Tapie, d’autant que ce qu’il représentait est loin de disparaître avec lui : à notre époque où chacun veut être son propre patron, l’égoïsme arriviste a remplacé la solidarité entre travailleurs et on ne voit plus en autrui qu’un client potentiel ou, pire, un concurrent à surclasser… Tapie est mort, l’œuvre reste, en somme.

17h : Il y avait longtemps que je n’avais plus entrepris de coloriser un dessin avec de la gouache : ça prenait trop de temps, je n’arrivais pas à avoir un résultat parfaitement uni et j’avais des craquelures une fois sur deux. Je suis donc bien surpris d’obtenir exactement ce que j’espérais ! Il est vrai que j’avais acheté ces gouaches-là dans une boutique spécialisée… Je pense qu’il faudra que je tourne définitivement le dos aux peintures pour écoliers qu’on trouve en supermarché.

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18h : J’essaie de jeter un coup d’œil sur Facebook, mais mon navigateur m’oppose une fin de non-recevoir. Renseignement pris, ça ne vient pas de ma connexion : le site est bel et bien en panne. Pas de quoi fouetter un chat, je peux bien me passer de ce réseau social pendant quelques jours, mais là où ça devient drôle, c’est quand je lis que cette panne, qui affecte aussi le réseau Instagram, « a ressuscité le bon vieux SMS » ! Le Short Message Service n’est accessible au public que depuis 1994, autant dire qu’il est plus jeune que moi, et il est déjà perçu comme une technologie obsolète dont on ne se sert que par défaut, comme on recourait jadis au télégraphe en cas de panne de téléphone ! Plus ça va, plus je trouve que le monde va trop vite pour moi : il y a un siècle, Apollinaire écrivait « A la fin tu es las de ce monde ancien » ; pour ma part, je suis plutôt las de ce monde qui n’en finit pas d’être nouveau !

Mardi 5 octobre

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10h : J’essaie de réserver le mardi pour ne faire que dessiner. Je relève néanmoins mes messages : comme je m’y attendais, Facebook est déjà réparé. Il n’y avait vraiment pas de quoi en faire une jaunisse, même les sites qui rapportent des millions de dollars à leurs propriétaires ne sont pas à l’abri d’une défaillance. Mais le fait que cette panne ait retenu l’attention des médias prouve que la caricature de l’internaute qui est à deux doigts de mourir dès que sa connexion saute est déjà obsolète : c’est désormais la vérité pour la société entière ! Imaginez que les réseaux sociaux soient tombés en panne pendant le confinement : le taux de mortalité aurait été multiplié par dix rien qu’à cause des suicides ! Et on aurait été débarrassé de nos plus gros abrutis…

Mercredi 6 octobre

9h : D’humeur passablement maussade, je prépare mon petit déjeuner. Je surveille le pain qui est en train de griller quand, tout à coup, il y a une lumière orangée, comme si le grille-pain prenait feu, et l’appareil ne réagit plus quand j’essaie de l’enclencher. Un an après l’avoir acheté, c’est rageant… De deux choses l’une : ou bien ils vont vraiment trop loin avec l’obsolescence programmée ou bien je me sers vraiment comme un manche des appareils électroménagers. Dans tous les cas, ce n’est pas fait pour arranger mon humeur…

20h : Sortant du cours du soir, je me tâte : est-ce que je rentre chez moi après une courte virée en centre ville, comme la semaine dernière, ou bien est-ce que je descends jusqu’au port de commerce pour participer à la scène ouverte qu’organise le bar La Raskette le mercredi soir ? Ayant déjà annoncé aux organisateurs que je passerai, je décide finalement de m’en tenir à ce projet et, malgré la pluie battante, je prends un bus dont le port est le terminus. Je suis à deux doigts de le regretter quand, au niveau de l’arsenal, le véhicule est immobilisé par une porte qui refuse de se fermer…

20h45 : J’arrive finalement à La Raskette. Pensant reconnaître la jeune femme qui m’avait servi d’interlocutrice et qui était présentée comme la responsable des spectacles en ces murs, je lui dis qui je suis : elle me propose de passer après un groupe de musiciens. En attendant mon tour, je constate que deux autres artistes du collectif Synergie, croisés lors des événements de l’association, ont également fait le déplacement. Comme ça, au moins, on sera en famille. Mais surtout, je m’aperçois rapidement que personne n’est masqué, pas même les serveuses ! On ne me demande même pas mon passe sanitaire J’avais le choix entre deux réactions : une réaction de volaille qui aurait constaté à m’indigner contre cet intolérable relâchement ou une réaction d’humain consistant à apprécier comme il le mérite ce refus affiché de respecter à la lettre une obligation imbécile. J’ai choisi quoi, d’après vous ?

21h : Assuré que je pourrai dîner sur place jusqu’à 22 heures, je monte sur scène et lis trois de mes textes : « Les aspis sont pas des rateurs », « Les temps ont changé » et « L’image de la France à l’étranger », soit trois slams assez provocateurs, surtout les deux derniers. J’appréhende quelque peu la réaction du public dans cet établissement où on ne me connait pas encore, mais je suis vite rassuré, mon humour caustique est plutôt bien accueilli, l’organisatrice me dit même que je peux revenir quand je veux. Et hop, encore un endroit de conquis !

22h20 : Je repars, rassasié et d’autant plus ravi que me produire régulièrement au port de commerce me rappellera le bon vieux temps du Wine Note qui a longtemps été un lieu d’accueil privilégié pour les événements organisés avec Mikaël Tygréat. Pour la deuxième fois en moins d’une semaine, je me suis vengé des mois de quasi-réclusion imposée par les technocrates hygiénistes qui nous gouvernent ! J’abhorre mon époque, mais j’adore ma ville…

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Jeudi 7 octobre 

13h : Je viens de terminer mon ménage, avec un retard dû au fait que j’ai aussi nettoyé et dégivré mon réfrigérateur. Je suis donc déjà fourbu quand je découvre qu’un particulier, auquel j’avais expédié deux BD qu’il m’avait achetées d’occasion via un comparateur de prix sur Internet, a déposé une réclamation ! C’est la première fois que ça m’arrive ! Motif de sa réclamation : je n’avais pas précisé que j’avais récupéré les livres dans le fonds d’une médiathèque ! Qu’est-ce que ça aurait été s’il avait reçu des bouquins amputés de quelques pages, comme ça m’est déjà arrivé ! Pour autant, je n’ai JAMAIS déposé de réclamation, je me suis à chaque fois contenté de donner une mauvaise note au vendeur. Pourquoi ? Et d’une : quand j’achète un livre d’occasion à un particulier, je ne m’attends pas à ce qu’il soit dans un état impeccable, je demande juste à ce qu’il soit complet. Et de deux : tout ce que je demande à un livre, c’est qu’on puisse le lire, je n’ai pas besoin qu’il constitue AUSSI un bel objet de collection que je peux être fier d’exhiber sur des étagères hors de prix. Et de trois : j’ai conscience que les gens qui revendent des livres sur Internet ne sont pas des professionnels qui gagnent leur vie par ce biais mais des particuliers qui cherchent à gagner de la place chez eux et, éventuellement, à se faire un peu d’argent de poche, je n’ai donc pas à être trop exigeant envers eux. Mais apparemment, tout le monde n’a pas mes scrupules et je suis tombé sur un zigoto qui ne fait aucune différence entre un livre et un bibelot et qui ne voit pas d’inconvénient à me déranger pour gratter quelques malheureux euros dont la perte ne l’empêchera sûrement pas de vivre… Je consens néanmoins à lui proposer un rabais : serais-je trop bon ? La suite le dira.

Vendredi 8 octobre

Le journal du professeur Blequin (174)

7h50 : Le soleil n’est pas encore levé mais j’arrive déjà au marché, mes fournisseurs habituels sont très surpris. La raison ? J’ai un rendez-vous en ville ce matin et je veux être sûr d’avoir le temps de faire mes achats avant d’y aller. Venir très tôt a des avantages : je suis sûr de trouver ce que je cherche et je n’ai pas à attendre longtemps. Pour ne rien gâter, personne ne porte de masque, je ne risque donc pas une remarque pour mon visage découvert. En passant devant la maison de la presse, je vois la une du magazine Challenges qui annonce une interview des principaux candidats à la présidentielle, à savoir Macron, Bertrand, Le Pen, Zemmour, Hidaglo, Mélenchon et Jadot : un qui serait en droit de faire un procès s’il ne lui restait pas au moins un atome de lucidité, ce serait Jean Lassalle ! Plus sérieusement, je suis un peu outré par le choix du sujet sur lequel on les interrogé : les retraites ! Encore et toujours les retraites ! Les politiciens ne s’adressent qu’aux seniors et ils s’étonnent que les jeunes qui pataugent dans la précarité se désintéressent d’eux. Je ne dis pas que les retraites sont un sujet futile, mais j’aimerais qu’on me parle de choses qui me concernent un peu plus…

11h : J’avais quatre courses à faire en centre-ville ce matin, chaque fois dans un endroit différent : pour les mener à bien, j’ai pris le bus jusqu’à la place de Strasbourg puis j’ai descendu les deux rues principales (Jean Jaurès et Siam) à pieds. Tout s’est enchaîné parfaitement mais je suis déjà fatigué, d’autant que comme j’ai un cours à donner cet après-midi, j’ai fait tout ce parcours en chaussures de ville. Bref, je commence à le sentir dans les jambes et je décide de déjeuner un peu prématurément à la friterie où j’ai mes habitudes. Je commande un gros cornet, de quoi faire hurler un diététicien, mais au moins je suis sûr de tenir tout l’après-midi. A moins d’un imprévu, bien sûr…

11h50 : Sortant de la friterie, je me dirige vers la faculté, bien décidé à m’installer tout de suite dans la salle de cours histoire d’être prêt à temps. Mais à peine ai-je passé la Place de la Liberté qu’une évidence me saute aux yeux : à cette heure-ci, la probabilité pour que la salle soit encore occupée est forte ! Comme je n’ai pas envie de tomber sur un os, il va donc me falloir attendre 12h30, et comme je ne veux pas non plus aller à la cafétéria de la fac, je décide dans un premier temps de m’asseoir sur un banc, mais le soleil perce déjà la fine pellicule nuageuse et il faut inhabituellement chaud : chaleur et lumière me tapent sur les nerfs, aussi décidé-je d’aller attendre à l’ombre, assis par terre, à l’ombre de la mairie. Bien entendu, ça ne rate pas, une collègue chercheuse me voit et me demande si j’ai besoin d’aide : il me semble revenir vingt ans en arrière, quand les pions me demandaient, à me voir assis par terre à l’écart de mes « camarades », si je n’avais pas un problème…

12h30 : J’arrive à la salle où je dois donner cours dans une heure et demie. Actuellement, toutes les portes sont censées restées ouvertes, pour la ventilation des salles. Surprise : la mienne est fermée ! Et bien sûr, je n’ai pas de clé : l’université n’y met pas tant de façons pour un prof à temps partiel… Légèrement inquiet, je me précipite dans les couloirs à la recherche d’une personne qui pourrait m’aider : coup de chance, je trouve une responsable qui accepte de m’ouvrir. Je souffle dix bonnes minutes, le temps de me remettre de mes émotions, avant de préparer le diaporama dont je vais avoir besoin pour illustrer mon cours…

13h45 : A un quart d’heure du début du cours, je n’ai toujours réussi à projeter mon diaporama. Je ne sais pas si c’est dû à mon matériel personnel ou à celui de la salle, mais après plus d’une heure de tentatives infructueuses, je renonce : les étudiants devront suivre mon diaporama sur le petit écran de mon ordinateur, tant pis pour ceux qui seront au fond de la salle… Je ne peux pas me permettre de perdre la face devant les étudiants et puis je suis malheureusement habitué à ce genre de problème technique, donc je ne sors pas de mes gonds, mais ça commence déjà à faire beaucoup…

15h30 : Pour le moment, malgré l’absence de projection que les étudiants déplorent tout autant que moi (et ils sont sûrement les plus à plaindre), le cours se passe plutôt bien, j’ai même eu droit à une bonne surprise quand l’un d’eux a dit qu’il savait que le personnage de Spirou a été créé par Rob-Vel et non par Franquin comme beaucoup de gens le croient – non, ne me dites pas qu’il a pu le chercher en douce sur son smartphone, laissez-moi ce plaisir. Bref, j’en suis déjà à la moitié de mon cours, censé durer trois heures (j’accorde quand même deux pauses aux étudiants, je ne suis pas un monstre) quand, tout à coup… L’alarme incendie retentit. Je laisse échapper « C’est du sabotage » (peut-être une réminiscence involontaire de Philippe Gildas qui a eu la même réplique dans des circonstances semblables) puis j’exhorte les étudiants à sortir après moi. Anéanti, je me retrouve sur le trottoir, au milieu d’une foule d’étudiants désorientés, en plein soleil, par une chaleur à laquelle je ne m’attendais pas…

15h45 : Je croyais à un exercice de routine, mais ça a l’air de se prolonger. Ne supportant plus le cadre dans lequel je me trouvais, je risque une entrée dans le bâtiment, où j’obtiens des explications : en fait, des étudiants qui répétaient une pièce de théâtre ont allumé un fumigène et ont ainsi déclenché l’alarme ! On a pu évacuer la fumée, mais il faut encore rouvrir les portes coupe-feu et l’employé habilité à cette tâche n’est pas là, il faut donc le rappeler chez lui et attendre son arrivée… A l’abri des regards estudiantins, avec pour seul témoin le collègue qui m’a expliqué de quoi il retournait, je laisse libre cours à mon exaspération : trois imprévus en un après-midi dont un qui me fait prendre du retard, c’est plus que je ne peux en supporter !

16h : Le cours reprend enfin. J’aurai perdu une demi-heure, ce qui est énorme sur le peu de temps qui m’est alloué pour boucler mon programme ! Il faudra faire une croix sur les travaux pratiques… Je préviens les étudiants que je suis d’humeur massacrante et qu’il ne faudra absolument pas bavarder pendant cette dernière heure. Une chose est sûre : je n’irai pas voir le spectacle qui est à la source de tous ces ennuis !

17h30 : Epuisé par cette longue journée où le destin a sérieusement abusé de ma patience, j’ai évité de prendre le bus qui part de la place de la Liberté vers Lambézellec : je sais désormais d’expérience qu’il vaut mieux éviter cette ligne le vendredi soir, à moins d’avoir une patience exceptionnelle dont je ne suis pas en mesure de faire montre ce soir. Je prends donc le tram pour remonter jusqu’à la place de Strasbourg et, de là, prendre le bus pour Bohars qui passe juste au pied de mon immeuble. Descendant du tram, je me dirige, plein d’espoir, vers l’arrêt où le bus stationne déjà. Bien entendu, ça ne rate pas : le chauffeur me fait signe qu’il faut attendre à un autre arrêt. Mais lequel ? Vous me direz que puisqu’il me fait signe, je dois bien le savoir ? Et bien non ! Quand on me parle par signes, je ne comprends RIEN ! Pour moi, un index tendu n’indique RIEN ! J’insiste donc pour avoir un renseignement plus clair : il me réponds que je dois aller « là-bas » ! Mais c’est quoi « là-bas » ? Des « là-bas », il y en a des tas, ça pourrait être aussi bien de l’autre côté de la rue qu’au bout du Monde ! Il finit par daigner ouvrir la bouche et me dit enfin clairement que je dois attendre sur le trottoir où j’étais descendu du tram il y a un instant… Il faudra qu’on m’explique un jour pourquoi les neurotypiques sont si réticents à employer tout de suite le langage articulé ! Quand ma mère évoque le petit enfant que j’étais, elle explique mon isolement relatif en ces termes : « Tu savais déjà lire alors que les autres savaient à peine parler ! » Trente ans après, rien n’a changé…

17h45 : C’est en lisant la BD La différence invisible que j’ai eu vent de la théorie des petites cuillères de Christine Miserando. Le principe : une personne en situation de handicap, comme moi, dispose d’un stock limité d’énergie pour réaliser les tâches du quotidien et chaque tâche nécessite une petite cuillère d’énergie puisée dans ce stock limité. Il faut croire que j’ai utilisé toutes mes cuillères : quand, au dernier arrêt de bus avant le mien, trois gosses mettent le souk dans le bus en courant d’une porte à une autre, je craque, je leur hurle que le bus n’est pas la cour de récré et qu’ils sont en train de retarder tout le monde ! Cela me vaut évidemment d’être réprimandé par un gros beauf qui me reproche « d’agresser » les enfants ! « Agresser » ! Je ne les ai même pas touchés, je ne me suis pas levé de mon siège ! J’aurais fait le quart de leurs singeries à leur âge, mes parents m’auraient collé trois paires de baffes devant tout le monde ! Il y a des jours où l’évolution du statut de l’enfant me déplaît au plus haut point… En descendant, je dis au beauf : « Excusez-moi, monsieur l’agent ! » Il me répond qu’il n’est pas de la police… Alors de quoi il se mêle ?

18h30 : Le cocon, enfin. A bout de forces, j’entame un apéro bien tassé. Je relève néanmoins mes messages et j’ai la confirmation de ce que je craignais : je suis trop bon et on peut même changer la première lettre. Le client refuse mon rabais et demande non seulement à être remboursé mais aussi à pouvoir me renvoyer le colis ! La preuve est faite : ce type se fout du livre en tant que tel, il n’y voit qu’un objet. Et bien soit, qu’il me rende ma marchandise, il n’en est pas digne ! Et son fric qui suinte la connerie, je n’en veux pas !

Samedi 9 octobre

9h50 : J’étais tellement épuisé que je me suis endormi comme une pierre. Je n’ai donc pas eu trop de mal à me lever. Comme j’ai du courrier à poster et que le bureau de Lambé n’a toujours pas rouvert, j’arrive à la poste centrale. Etant encore fatigué par cette semaine riche en émotions plus ou moins agréables mais toujours trop fortes pour moi, j’ai gardé les boules Quiès que j’avais mises dans le bus, bien conscient que le bruit des employés et des autres usagers risque de me taper sur les nerfs et persuadé que personne ne m’adressera la parole. Bien entendu, c’était trop beau: dès que j’entre, je suis interpellé par un cerbère avec plus de bedaine que moi (je ne prétends pas être un modèle de sveltesse) et, bien sûr, je ne comprends rien à ce qu’il me dit. J’enlève donc mes boules en lui demandant de répéter : je ne suis pas champion pour lire dans les yeux des gens, mais j’arrive quand même à voir toute la haine du monde dans les siens ! Je ne comprends pas pourquoi les gens prennent si mal qu’on porte des boules Quiès en leur présence : ça ne veut pas dire qu’on n’a pas envie de les écouter ! En tout cas, il ne faut pas le prendre sur le plan personnel : dans mon cas, c’était pour éviter d’être agacé par un bruit de fond, par pour éviter une conversation à laquelle je ne m’attendais même pas ! Toujours est-il qu’il m’exhorte à me « désinfecter » les mains… Vous demanderiez à quelqu’un qui vient chez vous de se laver les mains ? Là, oui, je comprendrais qu’on le prenne mal ! Et d’ailleurs, je ne peux m’empêcher de grommeler ma désapprobation, mais je m’exécute car je n’ai même pas la force de lui demander si je suis vraiment obligé. De toute façon, si je me laissais vraiment aller, je tirerais probablement des penalties dans son gros bide de beauf plein de bière… Les virus me gênent moins que les bruits, surtout quand il s’agit de paroles minables ! En principe, je n’ai pas de raison de sortir avant mardi au plus tôt : ça tombe bien, j’ai vraiment besoin d’envoyer paître quelques instant ce monde où les enfants ont tous les droits, où la sécurité est une obsession et où l’informatique décide de tout…


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