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Le journal du professeur Blequin (194)

Publié le 05 mars 2022 par Legraoully @LeGraoullyOff

Le journal du professeur Blequin (194)Dimanche 27 février

11h : Un particulier a eu la bonne idée de mettre en ligne un reportage sur les faux adieux des Guignols de l’info en mars 2000 : grâce à cette archive, je connais enfin les tenants et aboutissants de cette affaire ; comme tous les fans des célèbres marionnettes, j’avais été marqué par cette annonce, mais j’allais alors sur mes douze ans et je n’étais donc pas parfaitement au courant des raisons qui avaient poussé les auteurs à faire ce canular. Alors voilà : tout avait commencé par une journaliste du Monde éconduite par Bruno Gaccio et qui accusait ce dernier de machisme ; certes, l’attitude de Gaccio manquait d’élégance, mais il ne faut pas forcément y voir une marque de sexisme : quand on fait profession au quotidien de tourner en dérision le microcosme politico-médiatique, il est plutôt légitime d’essayer de se protéger et de garder une certaine distance avec ce petit monde. Ensuite, il y a eu le livre de Guillaume Durand, La peur bleue : passons rapidement sur cet ouvrage dont même les solderies ne veulent plus, de toute évidence inspiré par l’aigreur d’un animateur imbu de lui-même et aussi inculte qu’imperméable à l’humour. Enfin, il y a eu Gilbert Collard qui a tenu les Guignols pour responsables de son échec au procès de l’abbé Morel, une accusation pour le moins nauséabonde et révélatrice d’une conception de la liberté d’expression qui, rétrospectivement, explique les orientations politiques de l’avocat… Bref : avec ce canular, ceux qui faisaient les Guignols en ce temps-là exprimaient leur mépris de critiques objectivement méprisables. C’est dire si l’émission satirique n’a pas fini de nous faire réfléchir. Et de nous manquer.

Lundi 28 février       

19h : Le soir tombe sur une journée sans histoires : j’ai écrit une chronique pour Côté Brest, terminé de re-maquetter le journal de guerre de Geneviève et fait un peu de dessin pour ne pas perdre la main. Mais je me fatigue assez vite, en ce moment : c’est sûrement à force de m’angoisser pour des choses qui n’en valent pas la peine…

Mardi 1er mars

10h : Je me lève sous la pluie, comme la météo l’avait annoncé. Je suis cependant déçu, la pluie n’est pas aussi battante que je l’espérais et le ciel est encore trop clair à mon goût : ce n’est pas encore cette fois que je vais pouvoir faire abstraction du monde extérieur sans devoir baisser mon volet…

Le journal du professeur Blequin (194)
11h : Relevant mes mails, j’apprends que l’URSSAF a finalement pu me verser la fameuse prime de cent euros sans que j’aie besoin de lui donner mes coordonnées bancaires que je n’avais jamais réussi à rentrer sur son site de merde… Comment ont-ils fait ? Cette bonne blague : ils ont juste eu à les demander ailleurs, car j’ai déjà eu l’occasion de fournir ces informations à l’administration ! Les renseignements qu’on ne lui donne pas ici, elle les retrouve ailleurs, faites-lui confiance ! Quand on vous demande de remplir un formulaire avec des infos que vous avez déjà données mille fois, vous pouvez être sûr que ça ne sert à rien dans la plupart des cas, à part à mâcher le travail des ronds-de-cuir et, surtout, à vous emmerder pour bien vous faire comprendre que vous êtes un moins que rien… Résultat des courses : cette aumône humiliante, je l’aurai tout de même reçue et, dans un sens, il est vrai qu’elle tombe bien, je vais justement devoir payer un imprimeur auquel j’ai commandé des produits dérivés de mes dessins ; mais supposons que ces produits dérivés se vendent bien, accroissent ma popularité et fassent décoller ma carrière : et bien si ça arrive, je ne le dirai pas que je le devrai à la prime de cent euros ! Sinon, le gouvernement ne se sentira plus pisser…

15h : On sonne. Je suis plutôt surpris, je n’attends aucune visite. Je me dépêche de descendre à l’interphone pour savoir de quoi il retourne : c’est un gars de l’entreprise chargée de faire le ménage dans les parties communes qui me demande de lui ouvrir afin qu’il puisse sortir les poubelles ! Je m’exécute, mais il est tout de même ahurissant qu’il n’ait pas la clé : c’est quand un employé est obligé de compter sur le bon vouloir du client plutôt que sur le matériel fourni par son entreprise qu’on mesure à quel point cette dernière est soucieuse de bien servir sa clientèle…

Mercredi 2 mars

11h : Je sors pour la journée, mais celle-ci commence mal : le premier bus me passe sous le nez, je ne trouve pas Côté Brest au Score, quand je prends le bus, celui-ci est rapidement bondé par les ados qui rentrent du lycée (ou y retournent, je ne comprends plus rien aux rythmes scolaires), les contrôleurs viennent retarder un véhicule qui n’en a pourtant nul besoin… Et quand je descends enfin, je découvre avec horreur que j’ai perdu ma fidèle casquette que je porte depuis cinq ans ! J’y suis tellement habitué que sans elle, je serais à peine moins gêné si j’étais à poil en pleine rue… Bref, je suis prêt à exploser à la moindre contrariété supplémentaire !

12h : J’ai finalement trouvé Côté Brest : déception supplémentaire, ma chronique n’y est pas. Je m’inquiète : comme la rédactrice en chef était absente, j’avais envoyé mes textes à ses adjoints qui ne m’ont pas confirmé la bonne réception de mes mails… Mes textes sont-ils arrivés à bon port ?

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12h15 : Je passe devant l’hôtel de ville et je vois que le drapeau ukrainien y a été hissé : pas de toute, Poutine doit trembler ! Bien sûr, ça part sûrement d’une intention louable, afficher sa solidarité avec un peuple agressé, mais outre le fait que ça ne risque pas de faire reculer l’armée russe, ceux qui brandissent un drapeau dans un tel contexte n’ont de toute évidence rien compris : c’est précisément parce qu’il existe des Etats-nations avec des drapeaux et des hymnes à la con (et croyez-moi, ce sont des inventions plus récentes qu’on ne le pense) qu’il y a des conflits de frontière et des guerres sanglantes ! Réclamons l’abolition des frontières au lieu d’encourager la fierté imbécile d’appartenir à un pays ! Moins de drapeaux, moins de guerre !

12h30 : Pause à la friterie pour essayer de me calmer et, surtout, me sustenter : la serveuse n’a pas de masque et il n’est même pas écrit sur la porte que je suis tenu d’en porter. Je ne me gène donc pas pour me présenter à visage découvert, mais j’ai du mal à rester patient face à la jeune femme qui semble ne rien comprendre à ce que je lui demande et qui, rencontrant des difficultés pour scanner mon pass sanitaire, me demande si je ne l’ai pas sur un autre support – traduisez : si je ne l’ai pas sur smartphone plutôt que sur papier…

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Hans Frank

14h : J’assiste à la soutenance de thèse d’Eric Kerjean, consacrée à Hans Frank, le boucher nazi de la Pologne. Evidemment, le candidat évoque l’Ukraine au début de sa présentation : comme lui, je pensais que la guerre, en Europe, appartenait à des temps révolus… Sa thèse est consacrée notamment aux pages que Frank a écrits dans sa prison de Nuremberg et dans lesquels il se posait comme le dépositaire d’une « ligne légale » du nazisme par opposition à la ligne qui fut finalement celle d’Hitler… Evidemment, la motivation première de Frank était de sauver sa peau, mais ça n’enlève rien à la légitimité de la recherche d’Eric : il est vital pour la connaissance historique de connaître la psychologie d’un individu qui a participé à un crime contre l’humanité, surtout à l’heure de rendre des comptes, ne serait-ce que pour éviter une éventuelle récidive… Bref, les échanges avec le jury, ont l’imagine, sont plutôt animés, mais on sent une complicité entre historiens malgré les critiques sévères : c’est que tous ces chercheurs sont loin d’en avoir fini avec le nazisme et le traumatisme d’Auschwitz…

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Eric Kerjean et son directeur de thèse Fabrice Bouthillon

15h45 : Le jury décide de marquer une pause. Comme je devais de toute façon m’absenter prématurément pour aller au cours du soir, je décide de partir maintenant afin que mon départ soit relativement discret ; accessoirement, j’aurai ainsi le temps de m’acheter une casquette neuve et de ne plus me sentir amputé d’une partie de moi-même… J’essaie quand même de montrer à Eric les huit caricatures que j’ai crayonnées en m’inspirant des échanges avec les jurés : il me répond aimablement qu’il préfère oublier ça pendant quelques minutes, ce qui est on ne peut plus légitime… Je reste quand même quelques minutes pour parler avec un ami psychologue qui me parle de ma conférence de la semaine dernière : certains de ses étudiants y étaient venus et lui en ont dit du bien, au point de s’appuyer sur mes propos, pourtant politiquement peu corrects, pour un exposé sur l’autisme… C’est toujours flatteur d’être cité en référence !

Le journal du professeur Blequin (194)

16h30 : Je sors déjà de la chapellerie, nanti d’une casquette neuve. J’ai été moins long que je ne craignais à choisir, mais la vendeuse m’a bien aidé. Chemin faisant, je réalise que je suis à nouveau dans une de ces impasses qui me désespèrent : il est à la fois trop tôt pour aller au cours du soir et trop tard pour rentrer chez moi ou retourner assister à la suite de la soutenance. C’est typiquement le genre de problème qu’on n’a pas quand on a choisi le train de vie métro-boulot-dodo des croquants dont l’existence se limite à une autoroute menant directement de la maternité au cimetière… Mais le destin m’offre un moyen efficace de meubler ce moment creux : je croise une jeune maman de mes connaissances qui a accouché il y a trois mois. Après m’être extasié sur le petit métis tout mignon qu’elle promène, je l’entends m’expliquer qu’elle n’a pas pu être vaccinée du fait de sa grossesse et qu’elle ne voit plus l’intérêt de le faire maintenant que la pandémie commence à sentir le sapin… On en rira bientôt, de tout ce bazar ! Bientôt, mais pas aujourd’hui…

17h : Me voilà déjà à l’entrée de l’école. Ayant encore une heure à tuer, je lis Côté Brest ; un article est consacré à la page Facebook de la gendarmerie locale : je ne cautionne évidemment pas ces éloges des forces de l’ordre, mais je suppose que la rédaction sait ce qu’elle fait…

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18h : Le cours commence : j’ai mon petit succès quand je montre ma gouache inspirée de Riquet à La Houppe ainsi que mon dessin représentant des statues de Poséidon et d’Athéna, et plusieurs élèves me disent du bien de mes articles historiques dans Côté Brest ; de surcroît, la prof nous annonce que nous pouvons tomber les masques (ce que je faisais déjà depuis longtemps) : tout ceci m’aide à digérer les contrariétés de la journée ainsi que la difficulté de l’exercice ; en effet, la consigne est de s’inspirer d’un modèle vivant dont les poses n’excèdent pas cinq minutes, qui plus est en dessinant directement à l’encre de Chine : bien entendu, dans ces conditions, inutile d’essayer d’être bassement réaliste, le but est de rendre justice à la sensualité du modèle plutôt que de chercher la ressemblance parfaite ! Je ne suis pas sûr d’y parvenir, mais mes dessins me donnent une idée pour en finir avec une grande toile dont j’ai honte et qui dort depuis des années dans la cave de mes parents : je vais le repeindre en noir et coller dessus les silhouettes que j’ai tracées après les avoir retravaillées. Rien ne se perd, rien ne se crée.
Le journal du professeur Blequin (194)

20h30 : J’arrive au Café de la plage pour la soirée Mic Mac. J’y ai mon petit succès en tant que slameur et en tant que caricaturiste, le bilan est donc positif malgré deux critiques, l’une légitime, l’autre plus déplacée. Premièrement, une spectatrice déplore mon débit oratoire trop soutenu, ce qui est justifié : j’avais pourtant pris soin de ne pas pas parler trop vite en déclamant « Le bûcheron de Monty », mais les réactions ont été si enthousiastes que je me suis laissé déborder par l’enthousiasme, d’où cette accélération sur les textes suivants… Deuxièmement, une femme est à deux doigts de m’accuser de machisme parce qu’elle juge mes caricatures plus sévères avec les femmes qu’avec les hommes ! Elle me reproche même d’avoir enlaidi une cliente dont la beauté, selon elle, aurait dû m’éblouir ! Non mais ! De quel droit cette femme se permet-elle, premièrement, de me donner des leçons de féminisme, deuxièmement, de chercher à me dicter mes émotions esthétiques et, troisièmement, de vouloir m’apprendre mon métier ? Elle n’a même pas osé me demander de lui tirer le portrait ! La preuve est faite : ceux qui disent le plus de mal de vous sont ceux qui ne s’intéressent même pas à ce que vous faites ! Cette dame doit sans doute trouver scandaleux qu’un homme se permette de caricaturer une femme : c’est typiquement ce genre d’ânerie qui discrédite le féminisme…

00h30 : Je suis rentré, il est déjà tard. N’importe quelle personne raisonnable, à l’issue d’une journée aussi remplie et agitée, ne songerait qu’à se glisser sous la couette. Mais si j’étais raisonnable, je ne mènerais pas la vie que je mène, alors je préfère me dépêcher de ranger mes affaires et de numériser les dessins réalisés dans la journée : bien m’en prend car, relevant mes mails dans la journée, je découvre un message de la rédactrice en chef m’annonçant que ma page histoire a été reportée, ce qui a au moins le mérite de me confirmer que mes derniers envoi sont bien arrivés : au moins, je pourrai dormir tranquille !

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00h45 : J’apprends la mort de Jean-Pierre Pernaut. Bon débarras, il ne nous fera plus chier avec ses ratiocinations de briseur de grève, ses émissions poujadistes qui faisaient passer l’Etat pour un voleur et ses reportages qui plaignaient les riches blancs d’Afrique du Sud. Il détestait sa marionnette des Guignols qui le faisait passer pour un facho, et pourtant, cette caricature était encore en-dessous de la vérité. Encore une idole des beaufs qui s’en va, heureusement pour eux qu’il leur reste Eric Zemmour !

Jeudi 3 mars

11h : Je me lève très tard, mais cette fois, ce n’est plus imputable à mes angoisses qui tendent heureusement à s’évanouir : c’est tout simplement parce que je me suis couché tard à l’issue d’une journée déjà fatigante… Tout est en ordre.

15h : Une fois mon ménage terminé et quelques formalités réglées, j’entreprends de colorier un dessin que m’a commandé un particulier. Pour éviter de salir mon bureau, j’étale la page d’un quotidien de 2019 : j’y lis qu’il y a trois ans, la vaccination contre le cancer du col de l’utérus patinait, notamment à cause des rumeurs délirantes qu circulaient à ce sujet et inspiraient la méfiance, que les discours anti-immigration étaient omniprésents et que la Russie de Poutine était très agressive… Alors 2019, c’était pareil qu’aujourd’hui ? Exactement : le Covid n’a rien changé, les gens sont aussi cons qu’il y a trois ans !

Le journal du professeur Blequin (194)
17h : A force d’étaler de la gouache verte sur ma feuille pour créer un fond herbeux, je finis par faire une overdose de vert, je suis à deux doigts d’halluciner et de voir du vert partout ! Cette technique me prends un temps fou et je suis à deux doigts d’en perdre la raison, mais à ce jour, je n’ai pas trouvé de meilleure solution pour avoir des aplats satisfaisants sur une grande surface ! Je pose une question : et si ce qui a rendu fou tant de grands peintres était moins la misère matérielle que la pratique picturale elle-même, qui impose de passer des heures sur un même motif ?

Vendredi 4 mars

Le journal du professeur Blequin (194)

9h45 : Je me suis enfin levé à une heure « décente » : quand j’arrive au marché, j’ai le déplaisir d’y être accueilli par des militants de Zemmour qui distribuent des tracts ! Naturellement, je les envoie chier et je ne dois pas être le seul : quand je fais la queue au stand de la fromagère, j’en vois deux autres dont les bras restent chargés, aucun passant n’acceptant de leur prendre leur sale propagande ! Ils finissent par partir, dégoûtés : le zemmourisme ne passera pas par Brest !

10h15 : Je fais la queue au stand du maraîcher : je remarque que le port du masque recule même s’il reste répandu, mais surtout, je suis quelque peu agacé par une cliente qui enfile les clichés comme des perles en compagnie d’un homme en tablier qui semble tout droite sorti d’Au bon beurre, le roman de ce vieux con de Jean Dutourd ; je distingue un tract de Zemmour dans sa main… Peu après, je le vois partir vers un estaminet dans lequel je ne suis jamais entré et dont il doit être le patron : un établissement à éviter, j’en prends note !


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